Je trouve les codes d’accès à l’infosphère que je voulais, et les cordons synaptiques dont j’avais besoin. C’est l’affaire d’une microseconde que de suivre les anciens chemins qui mènent à Tau Ceti Central, à la Maison du Gouvernement, à l’hôpital et aux rêves induits par les drogues de Paul Duré.
Une chose que ma personnalité sait faire particulièrement bien, c’est rêver. Je découvre, tout à fait par hasard, que les souvenirs de mon voyage en Écosse représentent un cadre approprié pour convaincre le prêtre de prendre la fuite. En ma qualité de libre penseur britannique, j’étais jadis opposé à tout ce qui évoquait, de près ou de loin, l’Église papale. Mais il faut dire une chose en faveur des jésuites. On leur enseigne l’obéissance avant la logique, et, pour une fois, cela rend service à l’humanité tout entière. Duré ne me demande pas pourquoi lorsque je lui dis où il faut qu’il aille. Il se réveille comme un gentil petit garçon, il s’enveloppe dans une couverture, et il y va.
Meina Gladstone me prend pour Joseph Severn, mais elle accepte mon message comme si c’était Dieu qui le lui avait communiqué. Je voudrais la détromper, lui dire que je ne suis pas Celui-là, que je ne suis que Celui Qui Précède, mais le message est la chose, aussi je me contente de transmettre et de me retirer.
En passant par le TechnoCentre sur le chemin de la métasphère d’Hypérion, je capte l’odeur de métal brûlé de la guerre civile, et j’aperçois une grande lumière qui pourrait être Ummon en train de subir une procédure d’extinction. Le vieux Maître, si c’est bien lui, ne récite pas de koans au moment de sa mort, mais hurle de douleur aussi sincèrement que n’importe quelle entité consciente que l’on s’apprête à envoyer aux fours crématoires.
Je me dépêche.
La connexion distrans avec Hypérion est pour le moins ténue. Une seule porte, militaire, et un seul vaisseau portier, endommagé, dans un espace qui ne cesse de se rétrécir et qui est encombré de carcasses de bâtiments de guerre de l’Hégémonie. La sphère de confinement de la singularité ne peut maintenant être protégée des attaques des Extros durant plus de quelques minutes. Le vaisseau-torche de l’Hégémonie qui transporte à son bord le super-bâton de la mort du TechnoCentre se prépare à se distranslater dans le système au moment même où j’émerge, cherchant à m’orienter dans les niveaux limités de l’infosphère qui peuvent servir de poste d’observation. Je m’installe tranquillement pour attendre la suite.
— Seigneur ! annonça Melio Arundez. Meina Gladstone est en train d’émettre une salve superprioritaire !
Théo Lane le rejoignit devant la fosse holo pour contempler les données prioritaires qui formaient un cylindre de brume. Le consul descendit de la cabine où il s’était retiré par l’escalier de métal en spirale.
— Pas de message de TC 2 ? demanda-t-il sèchement.
— Pas de message qui nous soit spécifiquement adressé, lui dit Théo en lisant les codes rouges qui se dissolvaient aussitôt après s’être formés. Il s’agit d’une mégatransmission prioritaire, qui s’adresse à tout le monde, partout.
Arundez s’enfonça un peu plus dans les coussins qui entouraient la fosse.
— Ce n’est pas normal, dit-il. Est-ce qu’il est déjà arrivé à la Présidente de diffuser un message toutes fréquences sur bande large ?
— Jamais, fit Théo Lane. L’énergie nécessaire pour coder une telle salve serait monstrueuse.
Le consul se rapprocha des codes en train d’apparaître et de disparaître pour les montrer du doigt.
— Il ne s’agit pas d’une salve, dit-il. Regardez bien. C’est une transmission en temps réel.
Théo secoua la tête.
— La puissance d’une telle transmission équivaudrait à plusieurs centaines de millions de giga-électrons-volts.
Arundez émit un sifflement.
— Même s’il ne s’agissait que de cent millions de GeV, il faudrait que la teneur du message soit exceptionnelle.
— Une reddition générale, murmura Théo. C’est la seule chose qui puisse justifier une diffusion générale en temps réel. En même temps qu’aux mondes du Retz, Gladstone s’adresse à ceux des Confins, aux Extros et à toutes les planètes qu’ils occupent. Toutes les fréquences com doivent porter le message à l’heure qu’il est. Même la TVHD et les canaux de l’infosphère doivent le recevoir. Il ne peut s’agir que d’une reddition.
— Taisez-vous, fit le consul d’une voix rendue pâteuse par l’alcool.
Il s’était mis à boire dès que le tribunal l’avait laissé repartir, et son humeur, qui avait été massacrante même lorsque Théo et Arundez lui avaient donné de grandes tapes dans le dos pour célébrer sa survie, ne s’était guère améliorée après le décollage, lorsqu’ils avaient reçu l’autorisation de s’éloigner de l’essaim, ni durant les deux heures qu’il avait passées seul à se soûler tandis que le vaisseau accélérait sa course vers Hypérion.
— Meina Gladstone… ne se rendra… jamais…, bredouilla-t-il, la bouteille de scotch encore à la main. Vous n’avez qu’à… regarder, et vous verrez bien…
À bord du vaisseau-torche Stephen Hawking , vingt-troisième bâtiment spatial de l’Hégémonie à porter le nom de l’illustre savant, le général Arthur Morpurgo leva les yeux de son tableau C 3et fit taire les deux officiers du poste. En temps normal, un vaisseau-torche de cette classe emportait un équipage de soixante-quinze hommes. Aujourd’hui, avec le bâton de la mort du TechnoCentre dans ses soutes, le bâtiment n’était occupé que par cinq volontaires, dont Morpurgo lui-même. Les écrans et les voix discrètes des ordinateurs annonçaient que le Stephen Hawking était bien sur la trajectoire prévue, dans les limites de temps prévues, et qu’il accélérait normalement sa course, à des vitesses quasi quantiques, en direction de la porte distrans militaire du Point 3 La Grange, situé entre Madhya et son énorme lune. La porte de Madhya donnait directement sur celle, âprement défendue, du système d’Hypérion.
— Objectif de translation à une minute dix-huit secondes, annonça le jeune officier Salumun Morpurgo, le fils du général. Ce dernier hocha la tête, et verrouilla le système de transmission sur large bande. Les projections du poste de commandement étant saturées de données spécifiques à la mission, il régla la transmission de la Présidente sur mode audio seul. Malgré lui, un sourire apparut sur ses lèvres. Que dirait Meina si elle savait qu’il était à la barre du Stephen Hawking ? Mieux valait qu’elle l’ignore. Pour sa part, il avait fait tout ce qu’il pouvait. Et il aimait autant ne pas voir le résultat des ordres précis, écrits de sa propre main, qu’il avait distribués au cours des deux dernières heures.
Il regarda son fils aîné avec un sentiment de fierté si aigu qu’il confinait à la douleur. Le nombre d’hommes et de femmes qualifiés pour faire partie de l’équipage d’un vaisseau-torche qu’il avait pu contacter pour cette mission était limité, et son fils avait été le premier volontaire. Cet enthousiasme de la famille Morpurgo aurait dû suffire à apaiser d’éventuels soupçons du TechnoCentre.
— Mes chers concitoyens, déclara Gladstone, ceci est le dernier message que je vous adresse en tant que chef du pouvoir exécutif. Comme vous le savez, la responsabilité de la terrible guerre qui a déjà dévasté trois planètes et menace actuellement une quatrième a été attribuée aux essaims extros. Mais il s’agissait d’un mensonge.
Les canaux de communication se mirent subitement à rugir sous les interférences, puis se turent complètement.
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