— Passez en mégatrans, ordonna le général Morpurgo.
— Point de distranslation à une minute trois secondes, annonça son fils.
La voix de Gladstone revint, filtrée et légèrement déformée par le cryptage et le décryptage mégatrans.
— … nous rendre compte que nos ancêtres – et nous-mêmes – avions signé un pacte faustien avec des puissances que le sort de l’humanité indiffère totalement.
« C’est le TechnoCentre qui est responsable de l’invasion actuelle. C’est à lui que nous devons la longue période de ténèbres rassurantes que nous venons de traverser. C’est lui qui s’est fixé pour objectif la destruction de l’humanité, et son remplacement dans l’univers par un dieu mécanique de sa propre conception.
Salumun Morpurgo ne quittait pas des yeux ses rangées d’instruments.
— Point de distranslation à trente-huit secondes.
Morpurgo hocha la tête. Les deux autres membres de l’équipage qui se trouvaient au poste C 3avaient la figure luisante de transpiration. Le général se rendit compte que son propre visage était mouillé aussi.
— … ont prouvé que le TechnoCentre réside – et qu’il a toujours résidé – dans les espaces obscurs situés entre les portes distrans. Il se croit maître de nos destinées. Tant que le Retz existe, tant que la cohésion de notre bien-aimée Hégémonie repose sur ses liaisons distrans, le TechnoCentre a raison. Il est notre maître.
Morpurgo jeta un coup d’œil à son chronomètre de mission. Vingt-huit secondes . La translation vers le système d’Hypérion serait – pour les sens limités des humains – instantanée. Le général était certain que le bâton de la mort était réglé pour s’activer automatiquement dès qu’ils pénétreraient dans l’espace d’Hypérion. L’onde de mort mettrait moins de deux secondes pour toucher la surface de la planète. Elle atteindrait les éléments les plus éloignés de l’essaim extro en moins de dix minutes.
— C’est pourquoi, poursuivit Meina Gladstone d’une voix qui trahissait son émotion pour la première fois, en ma qualité de Présidente du Sénat de l’Hégémonie humaine, j’ai ordonné à notre Force spatiale de procéder à la destruction de toutes les sphères de confinement de singularité et de toutes les portes distrans actuellement en service à notre connaissance.
« Cette destruction – ou cautérisation – commencera dans dix secondes.
« Que Dieu sauve l’Hégémonie.
« Que Dieu nous pardonne à tous.
Salumun Morpurgo annonça tranquillement :
— Translation dans cinq secondes.
Le général regarda son fils, de l’autre côté du poste de commandement, dans les yeux. Les projections, derrière le jeune officier, montraient la porte qui grossissait, grossissait autour d’eux.
— Je t’aime, murmura le général.
Deux cent soixante-trois sphères de confinement de singularité reliant plus de soixante-douze millions de portes distrans furent détruites à des intervalles n’excédant pas 2,6 secondes l’une de l’autre. Les unités de la flotte déployées par Morpurgo conformément aux ordres présidentiels décachetèrent leurs enveloppes moins de trois minutes avant l’exécution et, réagissant avec leur discipline et leur célérité habituelles, détruisirent les fragiles sphères au moyen de missiles, de rayons lasers et d’explosifs au plasma.
Trois secondes plus tard, alors que les nuages de débris étaient encore en expansion, les centaines de vaisseaux spatiaux de la Force impliqués dans l’opération se retrouvèrent isolés, séparés les uns des autres et séparés des systèmes voisins par des semaines, voire des mois de propulsion Hawking, avec des déficits de temps de plusieurs années.
Des milliers de gens se firent prendre en cours de distranslation. Nombreux furent ceux qui moururent instantanément, les membres arrachés ou le corps sectionné. Quelques-uns se retrouvèrent de l’autre côté avec un bras ou une jambe en moins, mais certains disparurent purement et simplement.
Tel fut le sort du Stephen Hawking , exactement comme il avait été prévu. L’entrée et la sortie distrans furent expertement détruites dans la nanoseconde que dura la distranslation du vaisseau. Aucune partie du vaisseau-torche ne subsista dans l’espace réel. Plus tard, des études démontrèrent que l’engin appelé bâton de la mort s’était activé au milieu de ce qui tenait lieu d’espace-temps dans l’étrange géographie du TechnoCentre entre les portes.
Ses effets ne purent jamais être connus.
Les effets sur le Retz et sur ses habitants, par contre, furent aussitôt évidents.
Après sept siècles d’existence, dont au moins quatre où peu de citoyens purent vivre normalement sans elle, l’infosphère, y compris la Pangermie et tous les canaux de communication et d’accès, cessa tout simplement d’être. Des centaines de milliers de citoyens perdirent alors la raison, plongés dans un état de catatonie profonde par la disparition de sens qui étaient devenus pour eux plus importants que la vue ou l’ouïe.
Des centaines de milliers d’opérateurs de l’infosphère, parmi lesquels plusieurs « cyberpunks » et « cow-boys de système » disparurent également, leurs personnalités analogiques broyées dans l’effondrement de l’infosphère ou leurs cerveaux brûlés par la surcharge de dérivation neurale et par un effet connu plus tard sous le nom de « rétroaction double zéro ».
Des millions de personnes moururent dans des endroits accessibles uniquement par porte distrans, qui devinrent subitement pour eux des pièges mortels.
L’évêque de l’Église de l’Expiation Finale, le chef du culte gritchtèque, s’était soigneusement ménagé, pour assister aux Jours de la Fin, un abri confortable et abondamment pourvu en biens matériels au centre d’une montagne de la chaîne du Corbeau, dans l’hémisphère nord de Nevermore. Les portes distrans étaient le seul moyen d’y entrer et d’en sortir. Il y mourut peu de temps après les quelques milliers d’acolytes, assesseurs et huissiers qui essayaient, avec leurs ongles, de forcer la porte du sanctuaire où il s’était enfermé, pour partager les derniers mètres cubes d’air avec Son Éminence.
La richissime éditrice Tyrena Wingreen-Feif, âgée de quatre-vingt-dix-sept années standard, mais en piste depuis plus de trois cents ans grâce au miracle des traitements Poulsen et de la cryogénie, avait commis l’erreur de vouloir passer cette journée fatidique dans son bureau, accessible uniquement par distrans et situé au quatre cent trente-cinquième étage de la spire Transverse, dans le secteur de Babel de la cité 5 de Tau Ceti Central. Après avoir refusé pendant quinze heures de croire que le service distrans était interrompu pour un bon moment, elle céda aux exhortations de ses employés et annula le champ de confinement qui l’isolait de l’extérieur par la façade pour permettre à un VEM de venir la chercher.
Mais elle n’avait pas prêté suffisamment d’attention aux instructions qui lui étaient données. L’explosion due à la décompression brutale la fit jaillir du haut du quatre cent trente-cinquième étage comme le bouchon d’une bouteille de champagne trop rudement secouée. Les employés et les membres des équipes de sauvetage qui attendaient à bord du VEM jurèrent, par la suite, que la vieille dame n’avait pas cessé de jurer comme un charretier pendant les quatre minutes que dura sa chute.
Sur la plupart des mondes, le mot chaos avait acquis une nouvelle dimension.
La majeure partie de l’économie du Retz disparut avec l’infosphère locale et la mégasphère. Des millions de millions de marks durement ou illicitement gagnés s’évanouirent en fumée. Les cartes universelles cessèrent d’être reconnues. Toute la machinerie de la vie quotidienne s’arrêta en crachotant. Durant les semaines, les mois ou les années à venir, selon la planète, il serait impossible de payer les achats quotidiens, les déplacements dans les transports en commun, les dettes personnelles ou les services les plus simples sans avoir recours aux billets et aux pièces du marché parallèle.
Читать дальше