Histoire de Liet-Kynes, par Harq al-Ada.
« Kaveh wahid », dit Stilgar. Sers le café . Il avait levé la main à l’adresse du serviteur qui attendait près de la porte. C’était l’unique ouverture de cette pièce aux parois de rocher nu où Stilgar avait veillé durant toute la nuit. Le vieux Naib avait pour habitude d’y prendre un frugal petit déjeuner. Après une telle nuit, cependant, il n’avait pas d’appétit. Il se redressa, étirant ses muscles engourdis.
Duncan Idaho était assis sur un coussin près de la porte. Il réprima un bâillement. Il venait seulement de prendre conscience que Stilgar et lui avaient passé cette nuit à deviser.
« Pardonne-moi, Stil, dit-il. Je t’ai interdit le sommeil. »
« Passer une nuit éveillé c’est ajouter un jour à sa vie », dit Stilgar tout en prenant le plateau de café qu’on lui présentait. Il poussa un banc en face d’Idaho, y disposa le plateau et s’accroupit devant son invité.
Les deux hommes portaient la robe jaune du deuil. Idaho avait dû emprunter la sienne : les gens de Tabr étaient choqués par l’uniforme vert des Atréides.
Stilgar prit la grosse carafe de cuivre, se servit et but la première gorgée avant de lever sa tasse à l’adresse d’Idaho, obéissant à l’ancienne coutume Fremen : « Il n’y a pas de danger à boire. J’ai bu moi-même. »
C’était Harah qui avait préparé le café exactement comme Stilgar l’aimait : les grains étaient grillés jusqu’à ce qu’ils soient d’un rose brun, puis réduits en poudre très fine, encore brûlants, dans le mortier de pierre. On versait immédiatement l’eau bouillante et l’on ajoutait une pincée de Mélange.
Idaho huma le parfum lourd de l’épice et but une première gorgée, prudente et bruyante. Il ne savait toujours pas s’il était parvenu à convaincre Stilgar. Ses facultés de mentat s’étaient ralenties aux premières heures du matin. Toutes ses computations se heurtaient inéluctablement à l’information contenue dans le message de Gurney Halleck.
Alia savait à propos de Leto ! Elle savait !
Javid avait dû jouer un rôle dans la transmission de cette information.
« Il me faut la liberté de mouvement », dit enfin Idaho, revenant une fois encore à leur discussion de la nuit.
« L’accord de neutralité exige de moi des jugements durs, dit Stilgar, tenace. Ghani est en sécurité ici. De même que toi et Irulan. Mais vous ne pouvez envoyer aucun message. Vous pouvez en recevoir, c’est d’accord, mais j’ai donné ma parole : vous ne pouvez en envoyer aucun. »
« Ce n’est pas le traitement que l’on peut attendre de son hôte, surtout quand il s’agit d’un vieil ami avec lequel on a affronté bien des dangers », protesta Idaho, mais il savait qu’il ne faisait que se répéter.
Stilgar reposa sa tasse avec soin sur le plateau et son regard demeura fixé sur elle un instant avant qu’il se décide à répondre.
« Nous autres, Fremen, nous n’éprouvons pas de sentiment de culpabilité pour les mêmes raisons que vous. » Il regarda Idaho.
Il faut le convaincre de fuir cet endroit avec Ghani , se dit Idaho.
« Mon intention n’était pas de provoquer une tempête de culpabilité. »
« Je le comprends, dit Stilgar. Je n’ai soulevé cette question que pour bien te faire sentir notre attitude Fremen, car c’est à des Fremen que nous avons affaire. Des Fremen. Alia elle-même pense Fremen. »
« Et les Prêtres ? »
« C’est un autre problème. Ils veulent que le peuple avale le grand vent du péché, qu’il emporte ça dans l’éternité. C’est une grande souillure par laquelle ils cherchent à connaître leur propre piété. »
Stilgar s’exprimait d’une voix égale, mais Idaho sentait son amertume et il se demanda soudain pourquoi cette amertume n’ébranlait pas la résolution du Naib.
« C’est une vieille, une très vieille astuce de l’autocratie, dit Idaho. Alia la connaît bien. De bons sujets doivent se sentir coupables. La culpabilité se manifeste d’abord comme un sentiment d’échec. Les autocrates avertis proposent de nombreuses occasions d’échec à la populace. »
« Je l’ai remarqué, dit Stilgar d’un ton sec. Mais tu me pardonneras si je te fais observer, une fois encore, que tu parles de ton épouse. Elle est la sœur de Muad’Dib. »
« Elle est possédée ! Je te l’ai dit ! »
« Bien d’autres le disent. Un jour, elle devra subir l’épreuve. En attendant, il existe d’autres considérations plus importantes. »
Idaho secoua tristement la tête.
« Tout ce que je t’ai dit peut être vérifié. Les communications avec Jacurutu ont toujours été assurées à partir du Temple d’Alia. Le complot contre les jumeaux a trouvé là des complices. C’est au Temple que revient l’argent de la vente des vers à d’autres mondes. Toutes les pistes conduisent à Alia, à la Régence. »
Stilgar secoua la tête, inspira profondément.
« Cet endroit est un territoire neutre. J’ai donné ma parole. »
« Mais les choses ne peuvent continuer ainsi ! » protesta Idaho.
« Je suis d’accord. Alia est encerclée et, chaque jour, le cercle se referme sur elle. C’est comme notre ancienne coutume d’avoir plusieurs femmes. Elle fait apparaître la stérilité du mâle. (Il posa un regard interrogateur sur Idaho.) Tu dis qu’elle te trompe avec d’autres hommes. Qu’elle “se sert de son sexe comme d’une arme”, selon ton expression, je crois. Dans ce cas, tu disposes d’une issue tout à fait légale. Javid est ici, à Tabr, porteur de messages d’Alia. Il te suffit de…»
« Sur un territoire neutre ? »
« Non, mais au-dehors, dans le désert. »
« Et si je profite de cette occasion pour m’enfuir ? »
« Cette occasion ne te sera point donnée. »
« Stil, je te le jure : Alia est possédée. Que faut-il donc que je fasse pour te convaincre de…»
« C’est une chose difficile à prouver », dit Stilgar. Et c’était là un argument dont il s’était servi bien des fois durant cette nuit.
Idaho se souvint des paroles de Jessica : « Mais tu as les moyens de le prouver », dit-il.
« Au moins un, oui. (Stilgar secoua la tête.) Un moyen douloureux, irrévocable, et c’est bien pour ça que je t’ai rappelé notre attitude envers la culpabilité. A l’exception du Jugement de Possession, nous pouvons nous affranchir de toutes les culpabilités qui pourraient nous détruire. Pour le Jugement de Possession, le tribunal, qui est composé de tout le peuple, accepte une complète responsabilité. »
« Vous l’avez déjà fait, n’est-ce pas ? »
« Je suis certain que la Révérende Mère n’a pu omettre notre histoire dans sa relation, dit Stilgar. Tu sais donc parfaitement que nous avons déjà fait cela. »
Idaho se défendit contre l’irritation qu’il avait perçue dans la voix de Stilgar.
« Je n’essayais nullement de t’induire en erreur. C’est seulement…»
« C’est seulement la nuit et toutes ces questions sans réponses, acheva Stilgar. A présent, c’est le matin. »
« Il faut que l’on m’autorise à envoyer un message à Jessica », dit Idaho.
« Il serait adressé à Salusa, dit Stilgar. Je ne fais pas de promesses du soir. Ma parole doit être tenue. C’est pour cela que Tabr est territoire neutre. Je dois t’imposer le silence. J’en ai fait le vœu au nom des miens. »
« Alia doit être soumise à votre Jugement ! »
« Peut-être. D’abord, il nous faut savoir s’il existe des circonstances atténuantes. Un manque d’autorité, par exemple. Ou même la malchance. Il pourrait s’agir simplement de cette tendance à faire le mal qui est le lot commun des humains, et non pas de possession. »
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