« J’ai refusé ! Jamais je ne leur ai donné une seule vision ! »
« Mais ils vous ont contaminé. Ils vous ont fait absorber l’essence d’épice. Ils ont laissé à des femmes, à des rêves le soin de vous enchaîner. Et vous avez eu des visions. »
« Parfois », dit Paul, et sa voix était empreinte de ruse.
« Reprendrez-vous votre anneau ? »
Paul s’assit brusquement dans le sable. Il ne fut plus qu’une forme sombre sous les étoiles.
« Non. »
Ainsi, il connaît la futilité de ce chemin , pensa Leto. Ce qui révélait bien des choses, mais pas assez. L’affrontement des visions était descendu du plan délicat des choix subtils à celui, grossier, du rejet des alternatives. Paul savait qu’il ne pouvait l’emporter, mais il espérait encore annuler cette vision unique à laquelle Leto s’accrochait.
« Oui, dit-il, j’ai été contaminé par ceux de Jacurutu. Mais tu te contamines toi-même. »
« C’est vrai, admit Leto. Je suis votre fils. »
« Es-tu un bon Fremen ? »
« Oui. »
« Permettras-tu à un vieil homme de gagner enfin le désert ? Accepteras-tu que je trouve la paix selon mon désir ? »
Ses poings martelèrent le sable.
« Non, je ne puis le permettre. Mais, si vous insistez, c’est votre droit de tomber sur votre couteau. »
« Et tu disposerais de mon corps ! »
« C’est vrai. »
« Non ! »
Il connaît donc ce chemin-là aussi , pensa Leto.
L’enchâssement du corps de Muad’Dib par son fils pouvait achever de cimenter la vision de Leto.
« Vous ne leur avez jamais dit, n’est-ce pas, père ? » demanda-t-il.
« Je ne leur ai jamais dit. »
« Mais moi je leur ai dit. Je l’ai dit à Muriz. Je lui ai parlé de Kralizec, le Combat Typhon. »
Les épaules de Paul s’affaissèrent.
« Tu ne peux pas, murmura-t-il. Tu ne peux pas. »
« Je suis une créature de ce désert, désormais, père. Parleriez-vous ainsi à une tempête de Coriolis ? »
« Pour avoir refusé ce chemin, tu me considères comme un lâche, dit Paul, la voix rauque et tremblante. Oh ! je te comprends si bien, mon fils. Les aruspices et les augures ont toujours été leurs propres tourments. Mais je ne me suis jamais perdu entre les avenirs possibles car celui-ci est innommable ! »
« En comparaison, votre Jihad sera comme un pique-nique d’été sur Caladan, dit Leto. A présent, je vais vous conduire à Gurney Halleck. »
« Gurney ? A travers ma mère, il est au service des Sœurs ! »
A présent, Leto mesurait l’étendue de la vision de son père.
« Non, père, dit-il. Gurney n’est plus au service de personne. Je sais où le trouver et je peux vous conduire à lui. Il est temps de créer la nouvelle légende. »
« Je vois que je ne peux pas te dissuader. Alors, laisse-moi te toucher, car tu es mon fils. »
Leto tendit la main droite vers les doigts de son père. Il éprouva leur force et l’équilibra, paralysant le moindre mouvement du bras de son père.
« Même un couteau empoisonné ne pourrait venir à bout de moi, dit-il. Ma chimie est déjà différente. »
Des larmes jaillirent des yeux morts de Paul. Il retira sa main, la laissa retomber.
« Si j’avais fait ton choix, dit-il, je serais devenu le bicouros de shaitan . Toi, que vas-tu devenir ? »
« Pour un temps, oui, ils me traiteront d’émissaire de shaitan , moi aussi. Puis ils commenceront à s’interroger et, finalement, ils comprendront. Vous n’avez pas poussé votre vision suffisamment loin, père. Vos mains ont fait de bonnes choses, et de mauvaises aussi. »
« Mais c’est après seulement que l’on a su quelles étaient les mauvaises ! »
« Ce qui est le cas de la plupart des grands maux, dit Leto. Vous n’avez traversé qu’une partie de ma vision. Votre force n’était-elle donc pas suffisante ? »
« Tu sais que je n’aurais pu demeurer là. Jamais je n’aurais pu accomplir un acte que je savais mauvais. Je ne suis pas de Jacurutu. Il se redressa et demanda : Crois-tu que je sois l’un de ceux qui rient seuls dans la nuit ? »
« Il est triste que vous n’ayez jamais vraiment été un Fremen, dit Leto. Nous, les Fremen, nous savons nommer Tarifa. Nos juges peuvent choisir entre les choses mauvaises. Il en a toujours été ainsi pour nous. »
« Les Fremen ? Les esclaves du destin que tu as aidé à édifier ? »
Paul s’avança vers son fils, tendit la main en un mouvement étrangement timide, la posa sur le bras gainé de Leto, remonta jusqu’à son oreille, puis jusqu’à sa joue et, enfin, toucha sa bouche.
« Ahhh, fit-il. Ceci est encore ta propre chair. Où te conduira-t-elle ? » Il laissa retomber sa main.
« En un lieu où les humains peuvent créer leurs avenirs d’un instant à l’autre. »
« C’est ce que tu dis. Une Abomination pourrait parler de même. »
« Je ne suis pas une Abomination, encore que j’aurais pu l’être. J’ai vu ce qui s’est passé pour Alia. Un démon vit en elle, père. Nous l’avons vu, Ghani et moi. C’est le Baron, votre grand-père. »
Paul enfouit son visage dans ses mains. Ses épaules frissonnèrent un moment. Lorsqu’il releva la tête, ses lèvres n’étaient plus qu’un mince trait.
« Il y a une malédiction sur notre Maison. J’ai prié pour que tu jettes cet anneau dans le sable, pour que tu me renies et fuis vers… une autre vie. Elle était là. »
« A quel prix ? »
Après un long silence, Paul reprit : « La fin modifie le chemin derrière elle. Une fois seulement, je ne me suis pas battu pour mes principes. Une seule fois. J’ai accepté le Mahdinat. Je l’ai fait pour Chani, mais cela a fait de moi un mauvais chef. »
Leto ne trouva rien à répondre. Le souvenir de cette décision était là, en lui.
« Je ne peux te mentir, pas plus que je ne pourrais me mentir à moi-même, dit Paul. Je le sais. Tout homme devrait avoir un tel auditeur. Je ne te demanderai qu’une chose : le Combat Typhon est-il nécessaire ? »
« Sans lui, ce sera l’extinction des humains. »
Paul lut la vérité dans les mots de Leto et il parla d’une voix basse qui admettait sans rémission l’étendue de la vision de son fils.
« Entre tous les possibles, je n’ai pas vu celui-là. »
« Je crois que les Sœurs le soupçonnent, dit Leto. Je ne vois pas d’autre explication aux décisions de ma grand-mère. »
Le vent frais de la nuit les enveloppa. La robe de Paul claqua sur les jambes et il eut un frisson.
« Père, vous avez un kit, dit Leto. Je vais gonfler la tente et nous pourrons passer la nuit à l’abri. »
Mais Paul ne put que secouer la tête. Il savait qu’il ne serait pas à l’abri cette nuit, ni aucune des nuits à venir. Muad’Dib, le Héros, devait être détruit. Il l’avait dit lui-même. Seul le Prêcheur pouvait continuer d’exister.
Les Fremen furent les premiers humains qui développèrent une symbolique consciente et inconsciente par laquelle exprimer (en termes d’expérience) les mouvements et les relations de leur système planétaire. Ils furent le premier peuple de l’univers à décrire le climat dans les termes d’un langage semi-mathématique dont les symboles écrits incarnent (et intériorisent) les relations avec l’extérieur. Ce langage lui-même était partie intégrante du système qu’il décrivait. Sa forme écrite transmettait la forme de ce qu’elle décrivait. La connaissance intime des conditions locales propres à supporter la vie était implicite dans ce développement. On peut évaluer l’étendue de l’interaction entre le système et le langage en prenant en considération le fait que les Fremen acceptaient de se décrire eux-mêmes comme des animaux fourrageant et broutant.
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