« Non ! » souffla le Prêcheur.
Mais Leto savait que le signal était authentique. L’odeur d’ozone était dans ses narines mais il n’y avait aucun picotement dans l’air. Tariq utilisait un pseudo-bouclier activé dans le désert, une arme exclusivement conçue pour Arrakis. L’Effet Holtzmann allait attirer un ver tout en le rendant fou. Et rien ne pourrait arrêter ce ver, ni l’eau ni la présence de truites des sables. Rien… Tariq avait planté l’appareil au flanc de la dune et, maintenant, il tentait de s’éloigner de la zone dangereuse.
Leto se projeta vers la crête. Il entendit le cri de protestation de son père, mais ses muscles l’avaient transformé en fusée vivante. Sa main droite jaillit et se referma sur le cou de Tariq, tandis que la gauche l’agrippait par sa robe à la taille. Le cou céda avec un craquement. Leto roula dans le sable, retombant, avec la précision d’un instrument soigneusement réglé, à l’emplacement précis où le pseudo-bouclier avait été enfoui. Ses doigts plongèrent dans le sable, trouvèrent l’objet et, dans la seconde suivante, il le lança au loin, vers le sud.
Le bouclier décrivit une longue courbe. Puis il y eut un fracas, un sifflement. Le silence revint. Le bouclier avait disparu.
Leto leva les yeux vers la dune où se tenait son père, aux aguets, vaincu. Il vit Paul Muad’Dib, immobile, furieux, aveugle, près du désespoir pour avoir fui cette vision que son fils avait acceptée. Le Long Koan zensunni devait en cet instant défiler dans son esprit : « Par l’acte même de prédiction d’un avenir précis, Muad’Dib a introduit un élément de développement et de croissance dans la prescience même qui lui permit de voir l’existence humaine. Ainsi, il a attiré sur lui l’incertitude. Dans sa quête de l’absolu d’une prédiction ordonnée, il a amplifié le désordre et déformé la prédiction. »
D’un seul bond, Leto rejoignit son père au sommet de la dune et lui dit :
« A présent, je suis votre guide. »
« Jamais ! »
« Vous retourneriez à Shuloch ? Même si l’on vous y accueillait sans Tariq, où est donc Shuloch, maintenant ? Est-ce que vos yeux le voient ? »
Paul se tourna alors vers son fils, posa sur lui le regard de ses orbites vides.
« Sais-tu vraiment quel univers tu viens de créer ici ? »
Leto perçut clairement la force avec laquelle son père s’exprimait. Cette vision, dont l’un et l’autre savaient qu’elle avait entamé ici son terrible déroulement, avait demandé un acte de création en un point précis du temps. Depuis ce moment, l’univers conscient tout entier partageait une vue linéaire du temps qui possédait les caractéristiques d’une progression ordonnée. Ils pénétraient dans ce temps comme s’ils avaient bondi sur un véhicule en mouvement, et ils ne pourraient le quitter que de la même manière.
Contre cet état de choses, Leto tenait les rênes de fils multiples, multilinéaires et maintes fois noués, dans sa propre vision du temps, éclairée. Il était le voyant dans un univers d’aveugles. Lui seul pouvait disperser l’ordre inflexible de la rationalité, car son père ne tenait plus les rênes. Du point de vue de Leto, un fils avait remanié le passé. Et une pensée encore non rêvée dans le plus lointain avenir pouvait rebondir sur le maintenant et déplacer sa main. Mais sa main seulement.
Paul le savait car il n’était plus à même de voir comment Leto pourrait manier les rênes. Il ne pouvait que reconnaître les conséquences inhumaines que Leto avait assumées. Et il pensa : Voici le changement pour lequel j’ai prié. Pourquoi en ai-je peur ? Parce que c’est le Sentier d’Or !
« Je suis ici pour donner un but à l’évolution et, par là même, à nos existences », dit Leto. « Souhaites-tu vraiment vivre pendant des milliers d’années en changeant ainsi ce que tu sais à présent que tu changeras ? »
Leto comprit que son père ne parlait pas de changements physiques. Ils connaissaient l’un et l’autre les conséquences physiques : Leto s’adapterait, encore et encore. Cette peau qui n’était pas la sienne s’adapterait, encore et encore. La pulsion évolutionnaire de chaque partie se fondrait dans l’autre jusqu’à ce qu’un produit unique en émerge. Lorsque viendrait la métamorphose, si elle venait jamais, une créature pensante aux prodigieuses dimensions émergerait dans l’univers – et cet univers lui rendrait un culte.
Non… Paul pensait aux transformations intérieures, aux pensées et aux décisions qui s’abattraient sur les fidèles.
« Ceux qui croient que vous êtes mort, dit Leto, savez-vous ce qu’ils disent de vos dernières paroles ? »
« Bien sûr. »
« A présent je fais ce que toute vie doit faire au service de la vie. Vous n’avez jamais dit cela, mais il s’est trouvé un Prêtre qui vous croyait définitivement mort pour vous prêter ces paroles, pensant que vous ne reviendriez pas le traiter de menteur. »
« Je ne le traiterai pas de menteur, dit Paul. Il prit une profonde inspiration : Ce sont de bonnes dernières paroles. »
« Allez-vous demeurer ici ou bien regagner cette hutte de Shuloch ? »
« Ceci est ton univers, maintenant. »
Ces mots, tout imprégnés de défaite, pénétrèrent cruellement Leto. Paul avait tenté de contrôler les derniers brins d’une vision personnelle. C’était un choix qu’il avait fait des années auparavant au Sietch Tabr. Pour cela, il avait accepté d’être l’instrument de la vengeance des Bannis, des survivants de Jacurutu. Ils l’avaient contaminé mais il avait préféré cela à cette vue de l’univers que Leto, lui, avait choisie.
Le chagrin en Leto était si profond qu’il ne put parler de longues minutes durant. Lorsqu’il retrouva l’usage de sa voix, il dit :
« Ainsi vous avez harcelé Alia. Vous l’avez tentée, vous l’avez jetée dans la confusion, l’inaction et les décisions erronées. Maintenant, elle sait qui vous êtes. »
« Elle sait… Oui, elle sait. »
La voix de Paul était très vieille à présent, et chargée de protestations secrètes. Pourtant, il gardait en lui un reste de méfiance.
« Si je le peux, dit-il, je t’arracherai à cette vision. »
« Des milliers d’années paisibles, dit Leto. Voilà ce que je vais leur donner. »
« Le sommeil ! La stagnation ! »
« Bien sûr. Et celles des formes de violence que je permettrai. Ce sera une leçon que l’humanité n’oubliera jamais. »
« Je crache sur ta leçon ! dit Paul. Crois-tu que je n’aie pas vu une chose semblable à celle que tu as choisie ? »
« Vous l’avez vue », acquiesça Leto.
« Ta vision est-elle donc meilleure que la mienne ? »
« Elle n’est pas meilleure d’un iota. Pire, peut-être. »
« Alors, que puis-je faire sinon te résister ? » demanda Paul.
« Peut-être me tuer ? »
« Je ne suis pas aussi naïf. Je sais ce que tu as déclenché. Je sais ce qu’il en est de cette agitation et des qanats rompus. »
« Et maintenant Assan Tariq ne retournera jamais à Shuloch. Vous devez me suivre ou ne jamais revenir car telle est ma vision à présent. »
« Je choisis de ne pas revenir. »
Sa voix est si vieille , songea Leto, et cette pensée plongea en lui comme une lame.
« J’ai l’anneau-faucon des Atréides, dit-il. Il est caché dans ma dishdasha . Voulez-vous que je vous le rende ? »
« Si seulement j’étais mort, murmura Paul. Je le voulais vraiment quand j’ai gagné le désert, cette nuit-là. Mais je savais que je ne pouvais quitter ce monde. Je devais revenir et…»
« Et faire revivre la légende, acheva Leto. Oui, je sais. Et les chacals de Jacurutu vous attendaient cette nuit-là, comme vous le saviez déjà. Ils voulaient vos visions ! Vous le saviez ! »
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