— Que voulez-vous dire ? glapit Howards, et Barron sentit qu’il luttait pour rester maître de lui.
— Votre projet de loi est en difficulté parce qu’il est mal rédigé, voilà tout. Trop compliqué et trop long pour quelque chose qui se veut simple et direct… Toutes ces petites clauses vicieuses et contournées comme un alambic… c’est difficile de les interpréter. (Il tira de sa poche une feuille de papier vierge, le vieux truc à la Joe McCarthy.) Écoutez, poursuivit-il en agitant sa feuille de papier vers l’image de Howards sur le moniteur. Pourquoi ne pas s’expliquer tout de suite, sans plus attendre ? Cent millions d’Américains ne demandent qu’à vous écouter, monsieur Howards, et qui sait si votre projet de loi ne passera pas ensuite comme une lettre à la poste, pour peu que nous ayons pris la peine de débroussailler un peu le terrain tout autour, ne croyez-vous pas ?
Ayant prononcé ces paroles empoisonnées, il transmit le signal à Vince de lui donner les trois quarts de l’écran et aussi sec Howards ne fut plus qu’un avorton mort de frousse serrant les fesses sur son coin de sellette magique. Soudain, Barron se rendit compte que pour cent millions de personnes la scène était réelle , plus réelle que la réalité parce que c’était un pays tout entier qui participait à cette expérience sensorielle directe ; l’histoire était en train de se créer sous leurs yeux, encore que ce fût une histoire non événementielle qui n’avait de réalité que sur leur écran. Un étrange frisson glacé le parcourut tandis qu’il prenait pour la première fois conscience de la puissance sans précédent que représentait son image sur cent millions de récepteurs.
Comme une horloge intérieure toujours présente, le téléguide annonça : « 4 minutes ».
Il composa sur son image un masque dur d’inquisiteur, mais parla d’une voix suave, innocente, qui créait par contraste une inquiétante aura :
— Voyons voir… selon ce projet de loi, il serait mis sur pied une commission de cinq membres nommés et révoqués à la discrétion du Président. Drôle de clause, vous ne trouvez pas ? Il semble que la commission serait entièrement contrôlée par le Président qui pourrait nommer qui il veut quand il veut…
— L’Hibernation humaine est un problème délicat, fit Howards sur la défensive comme un garçon surpris en train de voler des confitures. Si les membres de cette commission étaient nommés pour une durée déterminée, ils risqueraient de commettre des erreurs qu’on ne pourrait pas réparer pendant des années. Et dans le cas présent, ce sont des vies humaines qui sont en jeu.
— Il est vrai que la Fondation pour l’immortalité humaine a le plus grand respect pour la… vie humaine , dit Barron tandis que le téléguide annonçait : « 3 minutes ». Mais voici qui est encore plus intéressant. C’est le passage qui donne à la Commission pour l’Hibernation tout pouvoir de « délibérer et de statuer sur l’opportunité de toutes opérations actuellement entreprises par la Fondation pour l’immortalité humaine ou à entreprendre ultérieurement par ladite Fondation dans le cadre de l’extension de la vie humaine ». En langage clair, il semble que cela signifie que la Commission opérerait indépendamment du Congrès et qu’elle aurait en fait le pouvoir de fabriquer ses propres lois dans le domaine de… l’extension de la vie humaine.
— Eh bien… euh… cela ne répond-il pas à votre première question ? demanda habilement Howards, essayant de se raccrocher à ce qu’il pouvait. Le Congrès est beaucoup trop lent à réagir. Disons… disons que nous mettions au point un jour un traitement d’immortalité : il pourrait s’écouler des années avant que le Congrès ne l’approuve, et pendant ce temps des êtres humains mourraient inutilement. Une commission comme celle que nous envisageons pourrait nous permettre d’agir aussitôt. Bien sûr, c’est une lourde responsabilité pour les membres de la commission, mais c’est justement pour cela que le Président doit pouvoir nommer et révoquer à volonté ces hommes, pour que la commission reste soumise au contrôle de… l’opinion publique. Tout cela a l’air compliqué, mais c’est absolument nécessaire.
Tu parles d’un merdier, se dit Barron. En réalité, le projet de loi n’est rien d’autre qu’un blanc-seing accordé à la Fondation tant que le Président est d’accord. Et Bennie compte bien mettre dans sa poche le prochain Président, et si ce n’est pas celui-là ce sera l’autre. Une chose qu’il a à profusion, c’est du temps. Que son projet de loi soit adopté et qu’il ait son larbin en place à la Maison-Blanche, et il pourrait… faire décréter légal le meurtre de jeunes enfants, ou tout au moins demander à la commission de fermer les yeux. Il est temps de montrer à cet enculé l’autre côté du rasoir.
— En d’autres termes, Howards, vous et le Président serez seuls maîtres à bord. La Fondation aura la haute main sur l’Hibernation et… l’extension de la vie humaine, et seul le Président, en tout état de cause, pourra vous dire ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire.
L’image d’Howards lança des éclairs comme un rat pris au piège, et la paranoïa intérieure commença à percer dans son regard.
— Le Président…, bredouilla-t-il pratiquement. Quel mal y a-t-il à cela ? Croyez-vous que…
— Je me demande simplement s’il est sage de confier un tel pouvoir à un seul homme, fût-il le Président, répondit Barron tandis que le téléguide indiquait « 2 minutes ». Je veux dire qu’un homme, et même un Président, peut toujours être acheté. Avec tout votre argent, et peut-être… quelque chose de plus… ?
— Vous êtes cinglé, Barron ! glapit Howards, perdant tout son calme, les pupilles en feu. Vous diffamez le Président des États-Unis !
— Qui, moi ? fit Barron en demandant à Vince de couper le son et de donner à Howards les trois quarts de l’écran. Je suis trop poli pour diffamer qui que ce soit. Je suis en train de parler d’un hypothétique Président dans des circonstances hypothétiques, aussi tout ce que je risque c’est un procès hypothétique, pas vrai ?
Le visage de Howards était un masque de paranoïa muette et impuissante encerclant celui de Barron sur l’écran.
— Considérons donc une situation parfaitement hypothétique et farfelue, reprit-il en faisant donner tout l’écran à Howards. Supposons, dis-je, que la Fondation pour l’immortalité humaine finisse par mettre au point un traitement pour l’immortalité…
Un tressaillement de pure terreur convulsa le visage de Howards devant cent millions de témoins recensés au sondage Brackett tandis que Barron demandait tout l’écran pour lui-même et que le téléguide annonçait « 90 secondes ».
— Plaçons notre petite histoire juste après les prochaines élections présidentielles et disons, sans citer aucun nom, que le Président qui vient d’être élu est le candidat soutenu par la Fondation. Tout cela nous semble impossible, n’est-ce pas, chers téléspectateurs, car voyez-vous la Fondation n’a que cinquante milliards de dollars de marge de manœuvre, avec en prime l’immortalité… et ce ne serait pas un pot-de-vin suffisant…
Son visage sur l’écran lui renvoyait des taches de phosphore en couleurs vivantes dans un circuit de pouvoir à rétroaction ; il se sentait en communication directe avec cent millions de téléspectateurs pendus à ses lèvres, aspirant les images de leur écran de verre et conscients de la gravité de l’instant. Approchez mesdames et messieurs, vous allez assister à quelque chose de sensationnel, le spectacle de l’histoire en train de se faire, en direct et sans tromperie, et ça c’est du show-business !
Читать дальше