SaraSaraSara… plus de Sara, jamais, plus de trou noir béant en forme de Sara Sara Sara Sara dans le ciel de sa nuit qui ne serait jamais comblé, même en un million d’années, et ce million d’années de merde il l’ avait , un million d’années à être sans elle, un million d’années à la regarder sauter, un million d’années à savoir qu’il l’avait tuée…
Tu déconnes, mon vieux, se dit-il. Cesse d’essayer de te raconter des histoires. Peut-être que tu devrais, mais tu ne te sens pas coupable. Tu ne l’as pas tuée, c’est ce putain d’acide, tu ne pouvais rien y faire, elle a voulu repiquer au truc, elle l’a fait pour me sauver, pour me rendre libre d’être le foutu héros Bébé Bolchevique que je n’ai jamais été… pour me sauver… De quoi ? De tenir à la vie ? De m’accrocher ? Sara… Sara… Je ne t’ai pas tuée, c’est toi qui m’as tué… tué le meilleur à l’intérieur de moi-même. Déchiré mes entrailles de chair et de sang pour les remplacer par un circuit électronique… Je n’arrive même pas à pleurer sur ta mort. Ce n’est rien de ce que j’ai fait qui t’a tuée, Sara, c’est ce que j’étais. Assassin… vampire de bébés… pas même ça, hein, Sara ?
Un putain de baisse-froc, voilà ! Vendu à cet enculé de Benedict Howards, même mon corps ne m’appartenait pas, livré aux limaces vertes distillant goutte à goutte leur immortalité visqueuse… Tu ne m’as pas tué, je ne t’ai pas tuée, nous étions déjà morts tous les deux, si morts que nous ne supportions même plus de nous toucher… cet enculé de Howards nous a tués tous les deux. Tués en nous rendant immortels, n’est-ce pas ce qu’il y a de plus con ?
Sara… Je ne sais pas te pleurer, Sara, il ne me reste plus de larmes. Mais… je peux tuer pour toi, tuer cette ordure de Howards. Oh, oui ! Je peux encore haïr ! Peut-être que tu n’étais pas si folle que ça, après tout, parce que tu vas avoir ce que tu voulais, toi et ces cent millions de pauvres couillons qui attendent.
Oui, ils vont avoir une émission telle qu’ils n’en ont jamais rêvée ! Ils veulent un foutu héros, je vais leur en donner un sur un plateau d’argent, on va voir s’ils aiment ça ! Pour une fois tous ces pauvres crétins ils vont en avoir pour leur argent.
Le vidphone se mit à sonner. Il prit la communication et le visage de Gelardi apparut sur l’écran, livide et blême. Barron sut qu’il était au courant avant même que l’autre murmurât :
— Jack… la police vient d’appeler… Sara…
— J’ai assisté à tout, Vince, dit-il rapidement, décidé à lui épargner l’embarras d’annoncer la chose. Ne me dis rien, même pas ce que tu éprouves. Je sais… Je sais…
— Jack… Je regrette d’être obligé d’en parler, mais nous commençons l’émission dans neuf minutes. J’essaie de contacter les gros pontes du réseau pour qu’ils nous autorisent à passer une vieille bande, afin que tu n’aies pas à…
— Inutile ! lança Barron. Ce soir je fais quand même l’émission, pour Sara ! C’est ça le show-business, que veux-tu… le spectacle continue…
— Jack, tu n’es pas obligé…
— J’ai pris ma décision, Vince ! Plus qu’aucune autre dans l’histoire de ce foutu métier, cette émission doit avoir lieu ce soir. Je te verrai tout à l’heure au studio, Vince – mais merci quand même.
— Jack, fit Gelardi dans l’interphone, son visage livide trop réel pour coller à la réalité noir et blanc du studio derrière la paroi de verre de la cabine de contrôle. Écoute, tu n’es pas obligé de prendre l’antenne ce soir, j’ai le feu vert de la direction pour passer une bande du mois dernier si tu… c’est-à-dire…
Jack Barron s’assit dans le fauteuil blanc devant le rideau noir sur fond kinesthopique, reluqua l’opérateur (jamais il ne s’apercevait de sa présence pendant une émission) qui le regardait avec un visage terreux et constata que le téléguide était allumé et indiquait « 3 minutes ». Il régnait une atmosphère de catastrophe qui semblait s’étendre jusqu’à la régie.
Cette pensée l’irrita. Ces putains de gros manitous du réseau font comme s’ils étaient sincèrement navrés de ce que… de ce qui… Oui, je sais, tout ce qui les intéresse c’est est-ce que ce cinglé de Barron est capable de s’en tirer s’il prend l’antenne maintenant avec ce cadavre encore chaud sur les bras, qu’est-ce qu’il a dans la tête Gelardi vous le croyez capable d’éviter le fiasco, bon Dieu, si on leur passe une reprise ce soir sans l’avoir annoncée, après ces trois ou quatre dernières semaines… oh, mon pauvre indice Brackett !
Mais ça, pensa Barron, c’est le show-business. Le spectacle doit continuer, et il n’y a rien à faire. Mais pourquoi faut-il que le spectacle continue ? Il n’y a pas de secret là-dedans, s’il ne continue pas les téléspectateurs pourraient s’imaginer qu’il n’y a qu’un être humain comme eux derrière leur petite boîte, et ça ferait dégringoler la cote. Ce qui est un motif suffisant dans ce foutu métier pour demander n’importe quoi.
Cependant Barron était emmerdé de voir que le studio tout entier s’apprêtait à soigner son ulcère après une catastrophe massive. Le spectacle continue – c’est de la connerie, d’accord, un jeu idiot, mais pas plus qu’autre chose. Et le spectacle va continuer, ça c’est sûr ; ils n’en croiront pas leurs yeux quand ils verront la cote. Parce que ce soir c’est le Grand soir, le super-show des super-shows : Avec deux vedettes en couleurs vivantes de la scène et de l’écran et de la politique de ruisseau qui vont s’affronter devant vous dans un combat mortel.
— Remue-toi, Vince ! fit-il en faisant claquer sa voix comme un fouet pour regagner le contrôle. Je vais prendre l’antenne, et faire une émission comme personne n’en a jamais vue. Reste derrière moi, vieux, laisse-moi l’antenne quoi qu’il arrive, tu peux me faire confiance, je sais ce que je fais, et si tu m’enlèves l’antenne et que le réseau ne te soutient pas tu es sacqué.
— Dis donc, geignit Vince d’une voix blessée tandis que le téléguide annonçait « 2 minutes ». C’est ton émission, Jack…
— Pardon, Vince, je n’avais pas l’intention de te menacer, je dois simplement m’assurer que tu es de mon côté et que tu ne me reprendras l’antenne sous aucun prétexte, même s’il faut dire merde au réseau et à la F.C.C. J’ai à faire une chose qui est plus importante que le réseau, et j’ai besoin de savoir que tu ne tenteras pas de m’arrêter. C’est l’heure du choix, vieux : pour qui travailles-tu, pour le réseau ou moi ?
— Qu’est-ce que j’étais il y a huit ans ? dit Gelardi, toujours blessé. Tu es le meilleur dans le métier, l’émission c’est toi , ce n’est ni l’affaire du réseau ni la mienne. Tu n’avais pas besoin de le demander – tu sais que je travaille pour toi et pour personne d’autre.
— O.K. Dans ce cas, accroche-toi bien. Appelle-moi Benedict Howards – et ne t’en fais pas, je te garantis qu’il ne se défilera pas.
Le téléguide indiqua : « 90 secondes ».
— Tu appelles d’abord ?
— Ce soir c’est spécial. Grande première mondiale. C’est moi qui suis sur la sellette.
Gelardi haussa les épaules, et un semblant de sourire revint sur son visage :
— Qui veux-tu comme réserve en cas de défaillance ?
— Pas de réserve ce soir. On travaille sans filet. Rien que Howards et moi – au corps à corps.
Vince lui décocha un étrange regard apeuré, puis un faible sourire, et se tourna vers son vidphone. Le téléguide indiqua : « 30 secondes ».
Tandis qu’il attendait, Barron contempla immobile la face gris-vert du moniteur. Il se sentait un vide aux tripes – caverne moite hantée par des fantômes – et l’écran était hypnotique ; il avait l’impression que son vide intérieur sortait à la rencontre du vide cathodique pour fusionner avec, pour former un tunnel de réalité dans le non-espace du studio, comme si rien d’autre n’existait dans l’univers entier que cet écran et le circuit qui les reliait. Mais même le réseau logiquement censé le faire communiquer avec cent millions d’autres écrans-réalités ne lui paraissait pas réel. Il n’y avait que lui et le tube à rayons cathodiques.
Читать дальше