« Star, » dis-je, « ce n’est pas un spoutnik. Ce n’est pas non plus un satellite Écho. C’est une lune. Une vraie lune. »
— « Oui, seigneur Oscar. »
— « Alors, nous ne sommes pas sur la Terre. »
— « C’est exact. »
— « Humm !…» Je regardai de nouveau cette petite lune, qui bougeait si rapidement parmi les étoiles, d’ouest en est.
— « Vous n’avez pas peur, mon héros ? » me dit Star paisiblement.
— « Peur de quoi ? »
— « D’être sur un monde étranger. »
— « Cela me paraît être un monde tout ce qu’il y a de plus agréable. »
— « Oui, il l’est, » avoua-t-elle, « sous bien des aspects. »
— « C’est un monde que j’aime. Mais il est quand même temps que j’en sache plus sur lui. Où sommes-nous ? À combien d’années-lumière, à quelle distance, et dans quelle direction ? »
Elle sourit : « Je vais essayer de vous expliquer, monseigneur. Mais ce ne sera pas facile ; vous n’avez pas étudié la géométrie métaphysique… Il y a beaucoup de choses que vous n’avez jamais étudiées. Pensez aux pages d’un livre…» J’avais encore sous le bras le livre de recettes d’Albert le Grand ; elle le prit. « Une page peut ressembler tout à fait à une autre page, ou en être très différente. Une page peut être tellement proche d’une autre qu’elle la touche, en tous ses points, et elle n’a cependant rien à voir avec la page avec laquelle elle est en contact. Nous sommes très proches de la Terre, maintenant même, aussi proches que deux pages qui se suivent dans un livre. Et nous en sommes cependant tellement éloignés que même la notion d’années-lumière est impuissante à l’exprimer. »
— « Écoutez, » dis-je, « ce n’est pas la peine de tourner autour du pot. J’ai été un spectateur assidu de la « Twilight Zone [31] Série T.V. américaine de Science-Fiction diffusée en France par l’O.R.T.F. sous le titre de « La 4e dimension ».
». Vous voulez parler d’une autre dimension, si j’ai bien compris. »
Elle semblait troublée. « C’est à peu près cela, mais…»
— « Il faut que nous rencontrions Igli ce matin, » l’interrompit Rufo.
— « Oui, je sais, » dis-je. « Si nous devons bavarder avec Igli dans la matinée, nous avons peut-être besoin de dormir. Je suis désolé. Mais, au fait, qui est Igli ? »
— « Vous verrez bien, » répondit Rufo.
Je levai les yeux vers cette étrange lune. « Aucun doute. Et bien, je suis désolé de vous avoir dérangés avec cette grossière erreur. Bonne nuit, bonnes gens. »
Alors, je m’enroulai dans ma couverture, en bon héros bien sage (tout en muscles et sans cervelle, comme ils le sont généralement), et eux aussi allèrent se pieuter. Elle ne ralluma pas sa lampe, ce qui fit que je n’avais plus rien à regarder, sauf les lunes itinérantes de Barsoom. J’étais tombé en plein roman.
Bon ! j’espérais qu’il s’agissait d’un livre à succès et que l’auteur me garderait vivant pour toute une série d’épisodes. Mon rôle de héros était plutôt agréable, du moins jusqu’au chapitre où j’en étais. Il y avait Dejah Thoris [32] Héroïne du Cycle de Mars d’E.R. Burroughs.
, enveloppée dans ses draps de soie à vingt pas de moi.
J’ai sérieusement pensé à me glisser par l’ouverture de sa tente pour lui souffler que j’avais envie de lui poser quelques questions sur la géométrie métaphysique et sur d’autres problèmes de ce genre. Peut-être sur des incantations érotiques… Ou peut-être seulement pour lui dire qu’il faisait froid dehors et lui demander si je pouvais entrer ?
Mais je ne le fis pas. Le bon vieux Rufo fidèle était couché de l’autre côté de la tente et ce vieux bonhomme avait la détestable habitude de se réveiller en sursaut la dague à la main. Et, en plus, il aimait raser les cadavres. Comme je l’ai déjà dit, quand j’ai le choix, je suis plutôt peureux.
Je regardai donc les lunes itinérantes de Barsoom et m’endormis.
Les oiseaux qui chantent valent mieux que les réveils-matin, et Barsoom n’a jamais été comme cela. Je me réveillai donc tout joyeux, sentant une bonne odeur de café et me demandant si j’avais le temps de piquer une pleine eau avant le petit déjeuner. Cette autre journée s’annonçait parfaite, bleue et claire dans le soleil qui se levait ; je me sentais prêt à tuer quelques dragons avant le déjeuner. Je veux dire, de petits dragons.
J’étouffai un bâillement et me mis sur pied. Le coquet pavillon avait disparu et la boîte noire était presque complètement empaquetée ; elle n’était pas plus grande qu’un piano. Star était agenouillée devant un feu et faisait du café. Ce matin, elle ressemblait à une femme de l’âge des cavernes, habillée d’une belle peau (moins belle cependant que la sienne), une peau d’ocelot, sans doute. À moins qu’elle ne vînt de chez Du Pont de Nemours.
— « Bonjour, princesse, » dis-je. « Qu’avons-nous pour déjeuner ? Où se trouve le chef ? »
— « Le déjeuner attendra, » dit-elle. « Il y a juste une tasse de café pour vous maintenant ; il est trop chaud et trop fort, il vaut mieux ne pas être de trop bonne humeur. Rufo est déjà allé parler avec Igli. » Elle me servit dans une tasse en carton.
J’en bus une demi-tasse, me brûlant la bouche et crachant le reste sur le sol. Il y a cinq catégories de café, en ordre décroissant : le café, le jus, le jus de chaussette, la bouillie et le résidu de charbon. Celui-ci était à peine digne d’entrer dans la quatrième catégorie.
Je m’arrêtai, ayant aperçu Rufo. Et il n’était pas seul, il avait même avec lui une nombreuse compagnie. Sur le bord de notre gentille terrasse, quelqu’un avait débarqué la cargaison de l’Arche de Noé. Il y avait de tout, depuis l’abeille jusqu’au zébu, et la plupart de ces animaux étranges étaient armés de longues dents jaunes.
Rufo était devant cette garde d’honneur, à dix pieds devant, à côté d’un citoyen particulièrement grand et peu engageant. À ce moment, la tasse de carton se déchira et tomba de ma main.
— « En voulez-vous encore ? » me demanda Star.
— « Non, merci, » dis-je en soufflant sur mes doigts. « Est-ce que c’est ça, Igli ? »
— « C’est celui qui est au milieu et à qui parle Rufo. Les autres sont venus pour voir le spectacle. Vous n’avez pas besoin d’y faire attention. »
— « Certains d’entre eux semblent avoir faim. »
— « Pour la plupart, les grands sont comme le diplodocus de Cuvier, ils sont herbivores. Quant à ces lions plus grands que la normale, ils nous mangeront, si Igli est gagnant, mais pas avant. Le problème, c’est Igli. »
Je regardai de nouveau Igli, avec plus de soin. Il ressemblait à un descendant de l’homme de Dundee, tout en menton et avec pas de front du tout, et pour le reste c’était un mélange des traits parmi les moins appétissants des géants et des ogres de The Red Fairy Book . C’est d’ailleurs là un livre que je n’avais jamais beaucoup aimé.
Il était vaguement humain, si l’on peut employer ce terme. Il mesurait deux pieds de plus que moi et devait peser de trois à quatre cents livres de plus, mais je suis beaucoup plus beau. Il était couvert de poils qui poussaient en touffes inégales, comme l’herbe d’une prairie mal entretenue ; et l’on pouvait s’apercevoir sans qu’on vous le dise qu’il n’avait jamais utilisé le moindre déodorant corporel, vous savez, ces produits conseillés aux hommes vraiment virils. Il avait des muscles noueux, énormes et des ongles mal soignés.
— « Star, » demandai-je, « quelle est donc la discussion que nous devons avoir ensemble ? »
Читать дальше