La vieille femme se retourna et dévisagea Alma avec froideur, avec sévérité. Elle n’était plus l’aînée inquiète désormais, la mère de substitution, mais la responsable du conventuel, de l’enseignement, l’héritière de Qval Djema.
« Ce que je cherche à te dire, jeune présomptueuse, c’est que tu as pris à la lettre ce qui n’était qu’un rituel symbolique.
— Mais les au-tres… les au-tres…
— Tes compagnes de noviciat ? Pas une d’entre elles n’aurait eu l’idée saugrenue de tremper ne serait-ce qu’un doigt dans ce bassin ! Elles se sont simplement retirées dans la solennité de la grotte pour abandonner leur robe de novice et revêtir l’habit de djemale. Pour rejoindre Qval Djema de l’autre côté de la porte symbolique. Et j’étais persuadée que tu en ferais autant. J’étais à mille lieues de supposer que…
— Mais… mais Qval Dje-ma, elle a un jour dis-pa-ru dans le bas-sin… »
Qval Frana revint s’asseoir sur le bord du lit et prit les mains d’Alma dans les siennes. À nouveau, l’odeur aigre qui s’échappait de la robe sombre de la vieille femme frappa la novice.
« Tes instructrices ne t’ont donc rien enseigné ? Elles ne t’ont pas appris à reconnaître le langage des signes, des symboles ? »
Si, bien sûr, et certaines d’entre elles avaient insisté sur l’aspect allégorique de l’histoire de Djema, de l’aventure des passagers de l’Estérion, mais Alma s’était emparée des images et des mythes comme d’autant de réalités, comme d’autant de bornes sur son chemin de reconquête.
« Elles ne sont pas res-pon-sa-bles… Je ne les ai pas… é-coutées… »
Qval Frana se leva, se dirigea vers la sortie de la cellule et écarta la tenture.
« Tu as besoin de repos. Quand tu seras remise, je t’emmènerai à nouveau dans la grotte. Et là, tu diras adieu à tes rêves de novice, Alma, tu deviendras une djemale, une femme engagée sur le chemin de la connaissance. Je te crois faite pour la vie de recluse. Pour le quatrième sentier. Le plus exigeant, le plus exaltant de tous. »
Longtemps après que Qval Frana eut quitté la cellule, Alma eut l’impression de flotter entre les éclats de son rêve brisé. Elle ne pourrait jamais prendre sa revanche sur son passé. En l’expédiant à Chaudeterre, sa mère s’était arrangée pour la dépouiller de tout, même de ses rêves. Elle qui avait toujours répugné à verser des larmes, elle pleura silencieusement, longuement. Elle en ressentit du soulagement, du bien-être même, et finit par s’endormir.
L’hiver a frappé comme chaque année avec une brutalité inouïe. Les températures ont chuté de cinq ou six dizaines de grades en moins de sept jours. Nous sommes entrés dans ce que nous avons pris l’habitude d’appeler l’amaya de glace ou l’hivernage, une période de trois mois pendant laquelle nous restons cloîtrés dans nos habitations, dans la douce chaleur du foyer central que nous alimentons avec du bois, de la paille compressée et de la bouse séchée de yonk. Deux mois où règne un froid si glacial, si méchant que toute vie semble déserter le continent du Triangle.
À propos de Triangle, il me faut ici préciser que notre continent tire probablement son nom de sa forme observée depuis l’espace, depuis le vaisseau de nos ancêtres. Ni les survivants de l’ Estérion ni les générations qui leur ont succédé n’ont un jour entrepris d’établir une cartographie globale et fiable de leur planète d’adoption. Hormis les lakchas de chasse, que les troupeaux de yonks entraînent parfois dans de longues errances, aucun d’entre nous n’a encore trouvé le vrai courage de quitter les ventres rassurants et féconds des mathelles, d’explorer le Triangle, encore moins de découvrir de nouveaux continents. Des groupes de reconnaissance expédiés au début de l’été sont déjà rentrés au bercail comme des bêtes domestiques effrayées par les grands horizons et pressées de regagner leur étable, leur litière, leur mangeoire, leur joug… Nous sommes issus d’un peuple enfermé pendant cent vingt ans dans une prison de métal. Sans doute plusieurs générations seront-elles nécessaires aux descendants de l’ Estérion pour se défaire de leurs inhibitions, pour lever la tête, pour se risquer sur les grands espaces. De l’expédition de ces groupes, il ressort que les terres du sud et de l’est présentent les mêmes caractéristiques que les plaines où nous avons élu domicile. On y trouve des sources en abondance, tantôt froides, tantôt chaudes, une autre variété de céréale d’un goût légèrement amer, des fruits insipides mais comestibles, d’immenses troupeaux de yonks sauvages… Nous aurons donc la possibilité d’y fonder de nouveaux mathelles, de nous étendre, de prendre nos aises.
Je n’aime pas l’hivernage. Je ne lui conteste pas un certain charme, surtout pour qui aime jouir de la chaleur des clans maternels rassemblés devant le feu, mais il m’empêche de quitter la maison familiale et de m’isoler dans mon caveau secret lorsque j’en ressens le besoin. Et mes besoins en solitude vont sans cesse croissant depuis que j’ai entamé la rédaction de ce journal. Je me suis fixé une ligne de conduite qui est de ne jamais donner d’explication sur mes absences prolongées. Pas même à Elleo, que mon mutisme rend fou autant, peut-être même davantage que mes disparitions elles-mêmes. Ni mes baisers ni mes caresses ne suffisent à le rassurer, à estomper le tourment dans ses yeux. Lorsque je me couche contre lui, il me respire et me lèche de la tête aux pieds, il m’étreint avec une telle force, une telle rage que mes os semblent sur le point d’éclater. À maintes reprises, j’ai failli lui ouvrir ma porte intime, accueillir en moi son sexe vibrant, à la fois si viril et fragile, mais à chaque fois je me suis ressaisie, estimant que je le perdrais à jamais si je cédais à la tentation. Non que je juge amorale ou répugnante l’union physique entre un frère et une sœur – je crois avoir déjà précisé que l’interdit, exprimé ou tacite, me fascine… -, mais je reste convaincue que, pour ne pas épuiser notre amour, nous devons maintenir coûte que coûte le désir inassouvi, chérir l’élan sublime qui nous pousse à nous rechercher en toutes circonstances comme deux moitiés d’un même corps et d’une même âme qui aspirent sans cesse et sans succès à s’emboîter. C’est la force de l’attraction qui m’anime et non l’accomplissement des désirs ; la vigilance sur le chemin et non la jouissance de la terre promise. À la question de Sgen, ma mère, qui me demande souvent pourquoi on ne me voit jamais avec un garçon d’une autre famille, je réponds que je suis encore trop jeune pour fonder un foyer.
« Cela ne t’empêche pas d’éveiller ta sexualité, me répond-elle invariablement, avec sous les mèches grises quelques rides qui expriment à la fois la bienveillance et l’anxiété. Les meilleures mères de Cent-Sources sont aussi les meilleures amantes. Le vrai pouvoir que nous a confié la nature, c’est celui de tenir les hommes par les… enfin, tu vois ce que je veux dire… »
Je vois très bien, mère. Je crois en réalité qu’elle s’inquiète de la véritable nature de ma relation avec Elleo. Mon demi-frère et moi nous efforçons de lui donner le change, d’adopter le comportement public qu’on attend généralement de deux êtres issus du même ventre, mais c’est une mère, notre mère, elle voit au-delà de nos apparences, elle nous flaire avec le cœur et les tripes, elle brûle en son sein du feu qui nous consume. Si elle ne m’a jamais surprise dans le lit d’Elleo, c’est parce qu’elle se garde bien de toute initiative qui pourrait lui valoir une surprise amère. Au fond d’elle, elle sait que ses deux enfants se sont fourvoyés sur un sentier de perdition, mais, tant qu’elle n’en aura pas eu la confirmation formelle, elle se réfugiera dans l’illusion de son doute pour continuer d’espérer.
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