« Renoncer n’est pas dans la nature des moncles, reprit Verna.
— Je suppose qu’en tant qu’ancienne mentaliste vous avez prévenu toute mauvaise surprise, affirma Bren Chori avec un large sourire.
— Ne me surestimez pas, Bren. J’ai simplement fait mon possible. »
Le patriarche lissa sa longue barbe, signe chez lui d’embarras.
« J’ai bien cru que vous ne reviendriez jamais après la mort de Lill, dit-il d’une voix hésitante. J’ai du mal à trouver le sommeil, comme tous les vieillards, et je me promenais dans la grande galerie le soir où vous êtes sortie de la chambre de la prima. Vous paraissiez bouleversée. Je vous ai suivie et je vous ai vue vous éloigner sur la banquise. J’ai voulu vous suivre, mais je ne suis pas aussi résistant que vous au froid. Je suis revenu dans la chambre de Lill, j’ai constaté qu’elle était morte et j’ai cru que vous vouliez mourir à votre tour.
— Je suis revenue des morts, Bren. »
Il désigna le vaisseau d’un ample geste du bras.
« Sans vous, je crois bien que l’Agauer serait resté un rêve.
— Vous voulez dire que j’ai été votre… clef de voûte ? »
Elle éclata d’un rire joyeux, un rire d’enfant.
Ils se rassemblèrent à l’aube dans le hangar, les deux cents kroptes menés par Bren Chori, les techniciens de Sigmon, les derniers membres du mouvement mentaliste, les hommes et les femmes des deux continents qui s’étaient joints à la communauté. Seuls les Qvals restaient pour l’instant invisibles. Une lumière encore sale se déversait par le toit entièrement ouvert et révélait des visages graves, inquiets. Ils avaient troqué leurs habituels vêtements de peau contre des combinaisons d’un tissu léger et autonettoyant fabriqué à X-art. Verna vint se placer au pied de la passerelle d’embarquement et, d’un signe de tête, invita les passagers à monter. Sigmon s’avança le premier, mais il s’arrêta avant d’atteindre la bouche ronde du sas, se retourna, promena sur l’assemblée un regard dur, plongea la main dans l’échancrure de sa combinaison et en sortit un petit foudroyeur.
« Désolé, mais vous restez ici », siffla-t-il avec un sourire venimeux.
Les hommes des premiers rangs se consultèrent du regard, puis quelques-uns d’entre eux, les yeux flamboyants, les poings fermés, s’approchèrent de la passerelle. Verna les arrêta d’un mouvement du bras.
« Obéissez à votre prima si vous ne voulez pas finir avec un trou dans la tête ! glapit Sigmon.
— Tu te décides à tomber le masque, Sigmon ? »
Aucune peur, aucune colère dans la voix de Verna. Le technicien la couvrit d’un regard à la fois intrigué et méprisant. Le vent soulevait quelques mèches de sa chevelure noire et dressait des cornes éphémères de chaque côté de sa tête.
« J’en avais assez de cette sinistre comédie ! cracha-t-il. Mes vrais passagers ne devraient plus tarder à arriver.
— Des dioncles et autres personnalités du Nord, n’est-ce pas ? »
Il se fendit d’une révérence grotesque.
« Je rends hommage à ta perspicacité, vieille sorcière.
— Tu pourras peut-être tuer vingt d’entre nous, trente en étant optimiste, mais nous finirons par te submerger. »
Il eut un petit rire étranglé.
« D’abord il faudrait que trente d’entre vous acceptent de se sacrifier. Ensuite il faudrait que je sois seul. »
D’autres hommes, une dizaine, s’écartèrent de la multitude, se disposèrent en divers endroits du hangar et brandirent également des foudroyeurs. Des murmures de dépit, des gémissements s’élevèrent de la foule pétrifiée.
« Les voici donc, les serpensecs que nous avons abrités en notre sein, lança Verna. Les hommes qui mangeaient, qui dormaient sous notre toit, qui osaient nous regarder dans les yeux.
— Et qui vous baisaient la main, prima ! ricana Sigmon. Certains oiseaux fabriquent les nids, d’autres les parasitent, ainsi va la vie. Les moncles voulaient un vaisseau interstellaire mais ils consacrent leur temps et leur argent à la guerre contre la coalition des satellites. Pourquoi crois-tu qu’ils n’ont pas bougé pendant trois siècles ? Ils m’ont fourni ce dont j’avais besoin, les nouvelles technologies magnétic, ils ont laissé l’arche financer les travaux et ont eux-mêmes organisé le trafic des matériaux, y compris le voleur de temps. Il n’y a pas de petit profit.
— Trois siècles, c’est long. Les robes-noires auraient gagné du temps s’ils avaient été les maîtres d’œuvre du chantier…
— Ils étaient les maîtres d’œuvre ! Mais un chantier officiel serait devenu la cible privilégiée de leurs adversaires. Avec l’arche de Mald Agauer, ils avaient une garantie de tranquillité. Qui aurait soupçonné qu’un vaisseau se fabriquait sur la banquise du péripôle ? De plus, l’Invostex & Cie est passée sous le contrôle de la coalition : toutes ses activités sont désormais concentrées sur le Voxion, à cause de la faible gravité. Mais, à chaque fois qu’elle se lance dans la construction d’un nouveau vaisseau, le Moncle s’arrange pour le bombarder. C’est peut-être long, trois siècles, mais nous avons maintenant une sacrée avance. Nous serons les premiers à mettre les pieds sur le nouveau monde. Et c’est cette chère Mald Agauer qui a tout financé !
— Tu oublies L’Estérion , il me semble. »
Sigmon mima l’explosion en écartant largement les bras et en soufflant sur des cendres imaginaires. Le canon de son foudroyeur accrocha un éclat de lumière qui caressa furtivement le fuselage lisse et blanc de l’Agauer.
« Tu n’es pourtant pas un moncle, Sigmon », ajouta Verna.
Il parut reprendre conscience de la présence de la vieille femme, la dévisagea d’un air hargneux.
« Je suis un clone, Verna Zalar. Un fils de l’éprouvette, un mutant-tec. L’ère humaine s’achèvera avec la disparition d’Ester. Le nouveau monde consacrera l’avènement des clones.
— Pauvre fou, fit Verna. En reniant les humains, c’est vous-mêmes que vous reniez.
— Épargne-moi tes discours de mentaliste, vieille putain ! rugit Sigmon. C’est ce que tu étais à Gloire-de-l’Un, non ? Vous entendez, vous autres ? Votre prima n’était qu’une petite pute à deux estes la passe ! Ton temps est fini : tu as suffisamment pourri la vie des autres. »
Il braqua le canon de son arme sur Verna. Elle ne recula pas, le fixa avec un petit sourire.
« Qu’est-ce que tu attends pour tirer, Sigmon ? »
Il pressa nerveusement la détente mais aucune onde ne surgit de la bouche du foudroyeur. Il lâcha un juron, s’obstina, des cliquetis dérisoires s’envolèrent dans l’air glacial du hangar. Il releva la tête, chercha ses complices des yeux, leur ordonna de faire feu. Ils levèrent leurs armes, débloquèrent les crans de sûreté, couchèrent en joue les hommes, les femmes, les enfants les plus proches, n’obtinrent pour tout résultat qu’une série de déclics qui égrenèrent leurs notes métalliques au-dessus de leurs têtes.
« Vous êtes négligents, reprit Verna. Vous avez oublié de vérifier les magasins magnétic de vos armes.
— Encore un de tes coups, hein ? fulmina Sigmon.
— Une simple précaution. Un accident est si vite arrivé.
— Depuis combien de temps est-ce que tu savais ? »
Il ressemblait désormais à un enfant perdu. Le foudroyeur pendait au bout de son bras et raclait le plancher métallique de la passerelle. En contrebas, des hommes armés de couteaux étaient sortis des rangs pour se regrouper autour de ses complices et leur interdire toute fuite.
« Tu veux dire : depuis combien de temps est-ce que nous savions ? répondit Verna. Depuis le début. Nous avions besoin de matériaux, de plans, de techniciens, le Moncle nous les fournissait. Payer des sommes exorbitantes aux robes-noires ou aux réseaux de contrebandiers, quelle différence ? Avec l’Église, au moins, nous avions certaines garanties.
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