La fraîcheur glaciale de la nuit s’engouffra sous sa robe. La morsure du froid lui fit l’effet d’un coup de fouet. Les satellites et les étoiles brillaient d’un vif éclat dans la nuit noire, émaillaient la banquise de reflets argentés. Elle marcha en suivant Alge, l’étoile du Sud, se concentra sur le mouvement de ses jambes et de ses bras, le crissement de ses bottines sur la croûte de glace. Un vent du nord soufflait par rafales, soulevait de petits tourbillons de givre qui s’en allaient grossir les congères. Elle entrevit la silhouette élégante et claire d’un aro polaire chassé de sa tanière par le bruit de ses pas. La paix qui régnait sur la banquise formait un contraste brutal avec l’agitation de son esprit. Orgal, Mald, Lill, le groupe de miséreux qui l’avaient violée dans l’aéro-train, le chasseur qui lui avait servi de protecteur pendant un an, les émigrants sur le bateau, les hommes qui avaient acheté quelques secondes de plaisir dans sa chambre sordide de Gloire-de-l’Un, ses anciens confrères de l’Hepta, ils vivaient tous en elle, lui réclamaient tous une part d’attention, se disputaient sa dépouille.
Verna marcha jusqu’à ce que l’étoile du Sud eût disparu derrière la ligne d’horizon. Elle avait espéré que la fatigue viendrait à bout de ce vacarme mental, mais c’était le contraire qui s’était produit. Désespérée, elle estima que seule la mort pouvait la délivrer de ses tourments, s’allongea sur le dos, les bras écartés, les mains vers le ciel, les yeux grands ouverts, implorant l’apaisement. Les autres se débrouilleraient sans elle. Adieux qu’avec elle. Elle n’était pas une clef de voûte mais Verna Zalar, une femme qui s’était fourvoyée dans les illusions. Le froid l’engourdit progressivement, la sarabande s’interrompit, ils sortirent un à un de son corps, Orgal fermant la marche, un sourire malicieux vissé au coin des lèvres. Le salaud, il s’était débrouillé pour la posséder pendant plus de deux cents ans.
Verna reprit conscience, souleva ses paupières taquinées par un rayon pâle de l’A et collées par le givre. La luminosité de la banquise l’aveugla. Elle s’étonna d’être toujours en vie. Elle perçut une présence, une chaleur, tourna la tête, aperçut un aro polaire allongé à son côté, un animal puissant, splendide, dont le poids avoisinait les cinq cents kilos. Il ne dormait pas, il la fixait de ses yeux jaunes et ronds, un regard insondable, attentif. Le givre agglutinait par endroits son poil blanc et soyeux. Elle se demanda combien de temps elle avait dormi. On entrait dans la période où les nuits s’allongeaient, dépassaient les trente heures. Elle se redressa lentement, raideur dans la nuque, dans la colonne vertébrale, observa les alentours, ne distingua pas les reliefs de la cité de glace sur l’étendue scintillante. Elle ne s’en inquiéta pas, un silence profond l’emplissait qu’aucune peur, aucun regret ne pouvait briser. Orgal et les autres étaient loin maintenant, quelque part dans l’infini de l’espace. Elle se leva, esquissa des mouvements pour assouplir ses membres engourdis, frémissement douloureux du sang qui circule à nouveau dans les veines. L’aro bâilla, dévoilant ses longs crocs, s’ébroua, sauta sur ses pattes. Elle lui flatta délicatement le museau. Elle était la prima désormais, et il ne lui restait que quatre mois pour achever l’œuvre de Mald Agauer. Un vent d’ouest dispersait les brumes matinales, les feux clairs et naissants de l’A enflammaient la plaine céleste traversée par un banc de nuages rutilants. Elle s’absorba pendant quelques minutes dans la contemplation du lever du jour sur la banquise, émerveillée par la beauté de son monde. L’aro s’agenouilla à ses pieds, attira son attention d’un petit coup de patte sur sa jambe. Elle comprit qu’il l’invitait à le chevaucher, remonta sa robe, s’installa à califourchon sur son échine, glissa les bras de chaque côté de son encolure. Il s’élança, au petit trot d’abord, accéléra progressivement l’allure, puis, lorsque sa cavalière fit corps avec lui, il fila au grand galop en direction du nord.
* * *
Il fallut un mois aux Kroptes pour charger dans l’Agauer les tonnes de vivres qu’ils avaient patiemment amassées pendant vingt ans. Viande de sospho séchée et conservée dans la glace, mais aussi des sacs de farine et des sachets de nourriture lyophilisée échangés contre des peaux chez les grossistes de Gloire-de-l’Un. L’Agauer ne disposait pas d’un système automatique de distribution de nourriture, lequel était la source de bien des problèmes à en croire les rapports télémentaux des correspondants de L’Estérion. Les techniciens avaient prévu de nombreuses chambres de congélation qui leur permettraient en principe d’assurer la subsistance des cinq cents passagers jusqu’à la planète de destination. Au cas où ces réserves se révéleraient insuffisantes, ils avaient installé un laboratoire et embarqué des cellules d’embryons de sosphos et de yonaks avec lesquelles ils pourraient éventuellement reconstituer les provisions de viande.
Le réseau de contrebandiers du Voxion avait livré le voleur de temps à la date fixée. Ils avaient acheminé les différentes pièces par autogliz et s’en étaient repartis avec un milliard d’estes, soit le double de ce qu’ils avaient réclamé au départ. Verna s’était acquittée sans sourciller de ce supplément. Le trésor de l’arche, vestiges de la fortune personnelle de Mald, était maintenant à sec, mais cela n’avait plus aucune espèce d’importance. Sigmon et ses hommes avaient travaillé d’arrache-pied pour adapter le voleur de temps, plus petit que prévu, au propulseur central du vaisseau. Après avoir procédé à des essais qui s’étaient avérés concluants, ils avaient fixé la date du départ et commencé à dégager le toit du hangar. L’eau de la cuve où séjourneraient les Qvals serait réchauffée et maintenue à température constante par les moteurs, eux-mêmes alimentés par un générateur d’énergie magnétic. On avait abandonné la propulsion nucléaire, trop gourmande et mal adaptée à la structure réduite de l’Agauer. Les derniers travaux de l’Académie des sciences de Vrana, désormais contrôlée par le Moncle, avaient porté sur les nouvelles et fantastiques possibilités offertes par le magnétic. Sigmon avait réussi à obtenir les dossiers, les formules, les plans par l’intermédiaire de ses correspondants personnels.
« Je désespérais de voir ce jour arriver, dit Bren Chori, le patriarche kropte.
— Attendons le décollage pour nous réjouir, murmura Verna.
— Il n’y a plus aucune raison d’être pessimiste, prima. Le Moncle n’a pas bougé le petit doigt. »
Verna observa les Kroptes qui effectuaient d’incessants allers et retours entre la cité de glace et le sas principal de l’Agauer, les épaules chargés de quartiers entiers de viande ou de sacs de farine de fizlo noir. Des enfants vêtus de peaux couraient et riaient autour d’eux. Il ne restait que deux cents membres de la dernière tribu kropte. De nombreuses familles avaient déserté l’arche et rejoint Gloire-de-l’Un pour s’intégrer à la civilisation des envahisseurs du Nord. Ceux qui étaient restés avaient renoncé à leur tenue traditionnelle depuis des lustres, mais ils conservaient la barbe et certaines de leurs coutumes, la polygamie par exemple, qui semblait inscrite dans leurs gènes. Ils avaient toutefois perdu la rigidité qui avait été le trait de caractère principal de leurs coreligionnaires. Lill avait déclaré à plusieurs reprises que leur métamorphose s’achèverait dans l’espace : « Le vide démantèle les dogmes. Ils ne pourront plus se raccrocher qu’à eux-mêmes. Ils comprendront alors toute la valeur des enseignements des Qvals. »
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