— Et ce Spacio, là, c’est un de vos copains ?
— Nous sommes de très bons amis.
— Hum ! Bon, ça va, je vous laisse. Mais faites attention qu’il ne se fourre plus dans le pétrin.
Le policier tourna les talons et fit signe à ses collègues de le suivre. Le camelot, lui, resta encore un moment, fixant Alan d’un regard mauvais ; mais constatant qu’il n’aurait finalement pas sa revanche, il finit par s’en aller lui aussi.
Alan demeura seul avec son sauveur inconnu.
— J’ai l’impression que je vous dois une fière chandelle, dit Alan. S’ils m’avaient mis le grappin dessus, j’aurais eu de sacrés embêtements !
Hawkes hocha la tête.
— Ils sont plutôt rapides pour ce qui est de boucler les gens qui n’ont pas de carte. Mais dans la police, les salaires sont notoirement bas. Un seul billet de cinq crédits glissé au bon moment au type qu’il faut peut faire des miracles !
— Oh ! C’étaient cinq crédits, n’est-ce pas ? Attendez…
Alan se mit à farfouiller au fond de ses poches, mais Hawkes l’arrêta d’un geste de la main.
— Laissez tomber ! Je mettrai ça aux profits et pertes… Alors, Spacio, comment vous appelez-vous et qu’est-ce qui vous amène dans notre cité de York ?
— Je me nomme Alan Donnell, de l’astronef le Valhalla. Je suis homme d’équipage non spécialisé et je suis sorti de l’Enclave pour retrouver mon frère.
Le visage émacié de Hawkes s’était empreint d’un vif intérêt.
— Est-il également Spacio ?
— Oui, enfin… il l’était.
— Il l’était ?
— Oui… Il a abandonné le vaisseau à la dernière escale. C’était il y a neuf ans, si l’on compte en années terriennes. Pourtant, j’aimerais tant le retrouver ! Seulement, c’est difficile, il est tellement plus âgé, à présent !
— Quel âge a-t-il ?
— Vingt-six ans. Et moi dix-sept. Nous étions jumeaux, vous comprenez. Et puis, la Contraction… Vous savez ce qu’il en est de la Contraction Fitzgerald, n’est-ce pas ?
Hawkes, pensif, les yeux mi-clos, acquiesça.
— Hmmm… Oui, je vois. Pendant votre dernier voyage dans l’espace, il a continué à vieillir sur Terre… Et vous voudriez le retrouver pour le ramener à bord, c’est ça ?
— Exactement. Ou bien au moins lui parler, et voir s’il aime la vie qu’il mène, s’il est bien comme ça. Mais je ne sais même pas par où entamer les recherches ! Cette ville est si énorme… et il y en a tant d’autres à la surface de la Terre…
Hawkes secoua la tête.
— Vous êtes venu là où il fallait : le Fichier Mémoriel Central se trouve ici. Vous pourrez facilement découvrir où il est enregistré, avec le numéro de code de sa carte de travail. Sinon…, fit Hawkes d’un air pessimiste, c’est qu’il n’a pas de carte de travail. Et alors, là, vous n’êtes pas tiré d’affaire.
— Mais chacun n’est-il pas censé posséder une carte de travail ?
— Je n’en ai pas, moi ! répondit Hawkes.
— Mais…
— On doit avoir une carte de travail pour garder un emploi. Mais pour avoir un emploi, il faut passer les examens de la corporation. Et pour les passer, il vous faut un parrain qui soit déjà dans la corporation et à qui vous devez également verser une caution… de cinq mille crédits. Et comme, à moins d’avoir la carte de travail et d’avoir travaillé, vous ne pouvez pas posséder les cinq mille crédits, vous ne pouvez pas non plus payer la caution au parrain, et donc, pas de carte de travail, vous me suivez ?
Alan en avait le vertige.
— C’est donc ça qu’ils voulaient dire lorsqu’ils me traitaient de non-rotatif !
— Non, ça, c’est encore autre chose. J’y viendrai dans une seconde. Mais avez-vous compris le système du travail ? En fait, les titres corporatifs sont pratiquement héréditaires, même celui de marchand de fruits. Il est presque impossible pour un nouveau venu de s’immiscer dans une corporation, et c’est plutôt coton, pour un homme qui s’y trouve déjà, d’y monter d’un échelon. Vous comprenez, la Terre est une planète effroyablement surpeuplée. Alors la seule manière d’éviter une compétition à couteaux tirés, c’est de faire en sorte qu’il soit extrêmement difficile d’obtenir un emploi. Et pour un Spacio, se frayer un chemin dans tout ce cirque, ça veut dire drôlement en baver.
— Vous voulez dire qu’il est possible que Steve n’ait pas réussi à se procurer une carte de travail ? Mais, dans ce cas, comment pourrais-je le retrouver ?
— Ce sera plus dur ! fit Hawkes. Mais il existe aussi un fichier des Statuts Autonomes, des gens sans carte de travail. Il n’est pas obligatoire de s’y inscrire, mais s’il l’a fait, vous pourrez sans doute le dénicher tout de même. Sinon, j’ai bien peur qu’il ne vous reste aucune chance. Il est tout simplement impossible, sur Terre, de retrouver un homme qui ne le veut pas.
— Statut Autonome ? Mais, n’est-ce pas ce que le policeman disait…
— Sur moi ? (Hawkes approuva d’un hochement de tête.) Absolument ! Je suis un Autonome. Mais c’est parce que je l’ai choisi ; non par nécessité. Bon ! Ça n’a aucune importance pour l’instant. Allons voir au Fichier Mémoriel Central si nous pouvons y trouver trace de votre frère.
Tous deux se levèrent et Alan constata que Hawkes, qui était aussi grand que lui, se déplaçait avec une démarche pleine d’élégance. D’un coup d’épaule discret, il interrogea silencieusement son compagnon : « Que penses-tu de ce type, Ratt’ ? »
Utilisant le même code tacite, celui-ci répondit :
« Pour moi, il a l’air correct ! Tu peux y aller. »
La rue semblait infiniment moins angoissante maintenant qu’Alan s’était trouvé un guide. Il n’était plus oppressé par la sensation que tous les regards étaient rivés sur lui : dorénavant, il faisait tout simplement partie de la foule. Et même s’il n’avait pas une absolue confiance en cet homme plus âgé que lui, c’était néanmoins réconfortant de marcher aux côtés de Hawkes.
— Pour se rendre au Fichier, il faut traverser toute la ville, dit celui-ci. Impossible d’y aller à pied… On prend le Métro ou l’Aéro ?
— Pardon ?
— Je vous demande si vous préférez prendre le Métro ou l’Aéro. À moins que ça vous soit égal ?
Alan répondit en haussant les épaules :
— Bof !… L’un ou l’autre, moi, vous savez…
Hawkes farfouilla au fond de sa poche à la recherche d’une pièce de monnaie, qu’il finit par trouver et par lancer en l’air.
— Face, on prend l’Aéro ! décida-t-il, en recevant la pièce sur le dos de la main gauche. C’est face ! fit-il après y avoir jeté un coup d’œil. Allons-y, l’Aéro, c’est par là.
Ils pénétrèrent dans le hall de l’immeuble voisin et prirent l’ascenseur jusqu’au dernier étage. Là, Hawkes interpella un homme en uniforme bleu :
— Où se trouve le plus proche Aérostop, s’il vous plaît ?
— Faut que vous preniez la passerelle du couloir nord pour la terrasse d’à côté…
— Merci !
Hawkes passa devant : ils empruntèrent d’abord un long couloir puis montèrent une volée de marches. Et soudain, après avoir franchi une porte, Alan eut la désagréable surprise de se retrouver sur l’un de ces ponts qui reliaient entre eux les gratte-ciel. Ce n’était rien de plus qu’un mince ruban de plastique que bordait, de chaque côté, une main courante et qui oscillait doucement sous l’effet de la brise.
— Je vous conseille de ne pas regarder vers le bas, avertit Hawkes. Nous sommes à une hauteur de cinquante étages.
Alan se raidit et garda les yeux obstinément braqués droit devant lui.
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