Les yeux d’Insigna s’ouvrirent tout grands et sa main vola jusqu’à sa bouche. Elle émit un son inarticulé, puis dit : « Dans ce cas … » Et elle resta à le regarder.
« Oui, dit Genarr soudain sur ses gardes.
— Tu ne comprends pas ? Mais ce sont les signes mêmes de la Peste ! Sa personnalité est en train de changer. Son esprit est déjà détérioré. »
Genarr resta immobile un moment. « Non, c’est impossible. Jamais on n’a rien détecté de ce genre chez les victimes de la Peste.
— Son esprit est différent. La maladie pourrait l’affecter différemment.
— Non, dit Genarr avec acharnement. J’ai une autre idée. Je crois que si Marlène dit qu’elle est sûre d’être immunisée, c’est qu’elle est immunisée, et nous trouverons là de quoi résoudre l’énigme de la Peste. »
Le visage d’Insigna blêmit. « Voilà donc pourquoi tu veux qu’elle reste sur Erythro ? Pour l’utiliser comme un instrument contre la Peste ?
— Non. Mais elle veut rester et sera peut-être un instrument contre la maladie, que nous le voulions ou non.
— Et tu crois sérieusement qu’il faut lui permettre de rester ici uniquement parce qu’elle le souhaite ? Tu oses me dire cela ? »
Genarr répondit à contrecœur : « Je suis tenté de le croire.
— C’est facile pour toi. Ce n’est pas ton enfant. Moi, c’est ma fille. C’est tout ce qui …
— Je sais. C’est tout ce qui te reste de … Crile. Ne me regarde pas comme ça. Je sais que tu ne t’es jamais remise de son départ. Je comprends ce que tu ressens. » Il dit cela doucement, gentiment, et parut sur le point de tendre la main pour caresser la tête penchée d’Insigna.
« Si Marlène veut vraiment explorer Erythro, je pense que rien ne l’empêchera de le faire. Et si elle est absolument convaincue que la Peste ne peut pas toucher son esprit, peut-être que cette attitude mentale l’en protégera. La confiance et l’équilibre de Marlène, c’est peut-être son mécanisme mental d’immunité. »
Insigna redressa la tête, les yeux brûlants de colère. « Tu dis des absurdités, et tu n’as pas le droit de t’abandonner à ce brusque engouement pour une enfant. C’est une étrangère pour toi. Tu ne l’aimes pas.
— Ce n’est pas une étrangère pour moi et je l’aime beaucoup. Plus important encore, je l’admire. L’amour ne peut pas donner la force de courir un tel risque ; l’admiration le peut. Penses-y. »
Et ils restèrent là, à se regarder.
Kattimoro Tanayama, avec sa ténacité habituelle, tint encore durant l’année qu’il s’était allouée, plus une autre, avant que la longue lutte prenne fin. Quand le temps arriva, il quitta le champ de bataille sans un mot, sans un signe, si bien que les instruments enregistrèrent sa mort avant que ceux qui l’entouraient ne l’aient vue entrer dans la pièce.
Cela fit peu de remous sur Terre ou dans les colonies, car le Vieux avait toujours fait son travail loin des yeux du public, et il en tirait toute sa force. Seuls ceux qui avaient affaire à lui personnellement connaissaient son pouvoir ; et ceux qui avaient le plus besoin de sa force furent particulièrement soulagés de le voir partir.
Tessa Wendel apprit la nouvelle par le canal télévisé qui reliait son quartier général à World City. Elle s’y attendait depuis des mois, mais cela n’amortit pas le choc.
Qu’allait-il se passer ? Qui allait succéder à Tanayama ? Quels changements déciderait-on ? Elle se posait ces questions depuis longtemps mais elle en percevait maintenant la vraie signification. Finalement, comme les autres, elle n’avait pas vraiment cru que le Vieux allait mourir.
Elle chercha un réconfort auprès de Crile Fisher. Wendel était assez réaliste pour savoir que ce n’était pas son corps de femme mûre qui retenait Fisher. Dans moins de deux mois, elle allait atteindre l’âge incroyable de cinquante ans. Il en avait maintenant quarante-cinq et lui non plus n’était plus de la première jeunesse, mais chez un homme, c’était moins flagrant. En tout cas, elle pouvait toujours s’imaginer que c’était elle qui le retenait, métaphoriquement, surtout lorsque, littéralement, elle l’avait en son pouvoir.
« Alors, qu’est-ce qui va arriver, maintenant ?
— Ce n’est pas une surprise, Tessa. Cette mort aurait dû arriver plus tôt.
— D’accord. Mais c’était sa détermination aveugle qui permettait à ce projet de continuer.
— Tant qu’il a vécu, tu avais très envie qu’il meure. Maintenant, tu t’inquiètes. Mais le projet continuera. Une opération de cette envergure possède sa vie propre, et on ne peut pas l’arrêter.
— As-tu jamais essayé de calculer combien ça coûtait ? Il va y avoir un nouveau directeur du TBI et le Congrès mondial va certainement choisir un homme facile à contrôler. Il n’y aura pas d’autre Tanayama pour faire trembler tout le monde — pas dans un avenir prévisible. Et quand ils jetteront les yeux sur le budget, maintenant que la main noueuse de Tanayama ne peut plus le couvrir, ils verront qu’ils sont dans le rouge et ils voudront faire des coupes claires.
— Le pourront-ils ? Ils ont déjà tellement dépensé. Vont-ils tout arrêter sans rien avoir à montrer ? Ce serait vraiment un fiasco.
— Ils rejetteront le blâme sur Tanayama. ‘‘Il était fou, diront-ils, c’était un égocentrique en proie à une obsession’’ — ce qui n’est pas complètement faux, comme nous le savons bien — et eux s’en laveront les mains, remettront la Terre sur le droit chemin et renonceront à une chose que cette planète ne peut pas s’offrir. »
Fisher sourit. « Tessa, mon amour, ta pénétration de la pensée politique est probablement normale pour une hyper-spatialiste géniale. Le directeur du Bureau est — en théorie, et tel que le voit le public — un fonctionnaire appointé aux pouvoirs limités, soumis au Président et au Congrès mondial. Ces élus soi-disant puissants ne peuvent pas publier que Tanayama les menait tous et qu’ils se cachaient dans les coins de peur que leurs cœurs battent sans sa permission. Le public apprendrait qu’ils sont lâches et incapables et ils risqueraient de perdre leurs postes aux prochaines élections. Ils ne mettront pas fin au projet. Ils feront quelques économies symboliques.
— Qu’est-ce qui te permet de l’affirmer ? murmura Wendel.
— Ma longue expérience des élus. Et puis, si nous arrêtions tout, les colonies pourraient obtenir la propulsion hyperluminique avant nous … et partir pour l’espace lointain en nous abandonnant, comme l’a fait Rotor.
— Ah bon ? Comment le pourraient-elles ?
— Étant donnée leur connaissance de l’hyper-assistance, n’est-il pas inévitable qu’elles découvrent le vol supraluminique ? »
Wendel regarda Fisher d’un air sardonique. « Crile, mon amour, ta pénétration de l’hyper-spatialisme est probablement normale pour un extorqueur de secrets de première classe. Est-ce là ce que tu penses de mon travail ? Que c’est une conséquence inévitable de l’hyper-assistance ? N’as-tu pas compris que l’hyper-assistance découle simplement de la pensée relativiste ? Elle ne permet pas de voyager plus vite que la lumière. Se déplacer à des vitesses supraluminiques, cela suppose un véritable saut théorique et pratique. Ce n’est pas une simple conséquence de l’hyper-assistance et j’ai expliqué cela à différents membres du gouvernement. Ils se plaignaient des lenteurs et des dépenses et j’ai dû leur expliquer les difficultés que nous rencontrons. Ils s’en souviendront et ne craindront pas de mettre fin au projet. Je ne peux pas les cravacher en leur disant, brusquement, que nous pouvons être gagnés à la course. »
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