Lackland laissa échapper un sifflement bas.
— En d’autres termes, dit-il presque pour lui-même, vos océans s’évaporent régulièrement durant quatre de mes années, et du méthane gelé est précipité sur la calotte polaire boréale, et tout ceci est réexpédié dans les quelque cinq mois que l’hémisphère Nord met à aller du printemps à l’automne. Si ces tempêtes m’ont jamais surpris, cela ne m’arrivera plus.
Il revint à un sujet plus immédiat.
— Barl, je vais sortir de ma boîte de conserve. J’avais envie de récolter des échantillons des tissus d’animaux vivants de Mesklin depuis que j’ai appris qu’il existait des animaux, et je ne pouvais décemment vous demander un morceau de votre propre peau. Est-ce que la chair de cette créature a pu être très endommagée par le temps qui s’est écoulé depuis qu’elle est morte ? Je pense que vous en savez quelque chose …
— Elle devrait être tout à fait mangeable pour nous, mais, d’après ce que vous nous avez dit, vous ne pourriez pas la digérer. La viande, d’habitude, devient toxique après quelques centaines de jours, à moins qu’on ne la sèche ou la conserve de quelque manière, et pendant ce temps, son goût change graduellement. Je vais en goûter un bout, si vous voulez.
Sans attendre de réponse et sans même un regard gêné pour voir si nul de son équipage n’était dans le voisinage, Barlennan se lança du toit du véhicule vers l’immense carcasse, juste à côté de l’engin. Il évalua très mal sa distance et s’envola complètement par-dessus le corps gigantesque. Un instant, il éprouva un rien de panique. Mais il avait recouvré tout son contrôle avant d’atterrir de l’autre côté. Il sauta de nouveau, jugeant mieux de la distance cette fois, et attendit que Lackland ait ouvert la porte de la chenillette et en soit sorti. Il n’y avait pas de sas. L’homme était toujours dans son scaphandre, et avait simplement laissé pénétrer l’atmosphère de Mesklin après avoir refermé son casque. Un léger tourbillon de cristaux blancs le suivit à l’extérieur … glace et bioxyde de carbone, formés par l’air terrestre qui s’était congelé à la température plus basse de Mesklin. Barlennan n’avait pas d’odorat, mais il éprouva une sensation de brûlure à ses pores comme un minuscule filet d’oxygène l’atteignait, et il sauta rapidement en arrière. Lackland comprit immédiatement la cause de cette réaction et s’excusa abondamment de ne l’avoir pas averti à temps.
— Ce n’est rien, répondit le capitaine. J’aurais dû le prévoir … J’ai éprouvé la même sensation un jour que vous quittiez la Colline où vous vivez, et vous m’avez assez dit que l’oxygène que vous respirez est différent de notre hydrogène … Vous vous rappelez, quand j’apprenais votre langue.
— Je crois me souvenir. Pourtant, je ne pouvais pas m’attendre à ce qu’une personne qui n’a pas grandi avec la notion de la pluralité des mondes et la différence des atmosphères se souvienne tout le temps d’une telle chose. C’est tout de même ma faute. Cependant, cela ne semble pas vous avoir fait de mal. Je n’en sais pas encore assez sur la chimie organique de Mesklin pour ne fût-ce que supposer ce que cela pourrait avoir comme effet sur vous. C’est du reste pourquoi je désire tant obtenir des échantillons de la chair de cette créature.
Lackland possédait un certain nombre d’instruments dans une sacoche en mailles à l’extérieur de son scaphandre, et pendant qu’il farfouillait parmi eux avec ses gantelets, Barlennan commença à recueillir le premier échantillon. Quatre paires de pinces cisaillèrent une portion de la peau et du tissu hypodermique et l’amenèrent à sa bouche. Un bon moment, il mâcha pensivement.
— Pas mauvais du tout, remarqua-t-il enfin. Si vous n’avez pas besoin de toute cette masse pour vos tests, ce pourrait être une bonne idée que d’appeler ici les équipes de chasse. Elles auraient le temps d’arriver avant que la tempête ne reprenne, je crois, et il y aurait certainement plus de viande qu’elles ne peuvent raisonnablement espérer en obtenir de n’importe quelle autre façon.
— Bonne idée, grogna Lackland.
Il n’accordait qu’une partie de son attention à son compagnon. Pour le reste, il s’acharnait sur le problème d’enfoncer la pointe d’un scalpel dans la carcasse. Même la suggestion qu’il pourrait utiliser la totalité du corps monstrueux pour des recherches de laboratoire — en définitive le Mesklinite avait un certain sens de l’humour — ne réussit pas à le distraire.
Il savait, bien sûr, que le tissu vivant sur cette planète devait être extrêmement dur. Pour aussi petits qu’eussent été Barlennan et ses compagnons, ils auraient été aplatis en une pulpe informe sous la gravité polaire de Mesklin si leur chair avait eu une consistance avoisinant celle des Terriens. Il avait prévu quelque difficulté à faire pénétrer un instrument sous la peau du monstre. Mais il avait supposé, sans trop y réfléchir, qu’une fois ce premier obstacle franchi, ses ennuis seraient finis sur ce point. Il découvrait à présent son erreur. La chair, sous la peau, semblait avoir la consistance du teck. Le scalpel était en un alliage très dur, qu’il eût été difficile d’ébrécher contre quoi que ce soit par la seule force musculaire, mais il ne pouvait le faire entrer dans cette masse et, finalement, il dut se résoudre à gratter. Cela lui donna quelques rognures qu’il scella dans un flacon d’analyse.
— Y a-t-il des chances pour qu’une partie de cette chose soit plus tendre ? demanda-t-il au Mesklinite intéressé en abandonnant un instant son travail. Il me faudra des instruments électriques pour extraire de ce corps de quoi satisfaire les gars sur Toorey.
— Certains endroits de la bouche pourraient être moins réfractaires, répondit Barlennan. Mais il serait encore plus simple que je découpe pour vous les morceaux, si vous me dites la taille et les endroits que vous voulez. Est-ce que cela irait, ou votre procédure scientifique exige-t-elle que les échantillons soient prélevés uniquement avec des instruments métalliques ?
— Pas que je sache … merci beaucoup. Si les grands garçons de Toorey n’aiment pas ça, ils n’ont qu’à descendre et creuser eux-mêmes, répondit Lackland. Allez-y. Nous n’avons qu’à suivre votre suggestion et prendre quelque chose dans la bouche. Je ne suis même pas sûr d’avoir traversé la peau, ici.
Il se traîna péniblement autour de la tête du léviathan échoué jusqu’au point où les lèvres écrasées par la gravité avaient exposé les dents, les gencives et ce qui sans doute était la langue.
— Vous n’avez qu’à prélever des morceaux assez petits pour entrer dans ces flacons sans les remplir.
Le Terrien essaya encore le scalpel et vit que la langue était quelque peu moins dure que les autres endroits. Barlennan, lui, découpait avec obéissance des fragments de la taille désirée. De temps à autre un morceau s’égarait jusqu’à sa bouche … non qu’il fût réellement affamé, mais la viande était si fraîche ! Les flacons furent vite pleins malgré ce tribut.
Lackland se releva, rangea la dernière bouteille et lança un regard de convoitise aux dents en colonnes.
— Je pense qu’il faudrait du plastic pour en extraire une, remarqua-t-il avec une certaine tristesse.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Barlennan.
— Un explosif … une substance qui se transforme très rapidement en gaz en produisant un grand bruit et un choc. Nous utilisons ce genre de matériau pour creuser, abattre des bâtiments indésirables ou des parties de terrain, et parfois pour combattre.
— Etait-ce là le son d’un explosif ? demanda Barlennan.
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