— Allô ?
— Euh, salut, Julie. C’est Jake… Tu sais, Jake Horowitz. (Silence total.) De ta classe d’histoire américaine.
— Oui ?
Un ton perplexe, comme s’il venait de lui demander de calculer le dernier chiffre du nombre pi.
— Je me demandais…, avait-il dit en essayant de paraître nonchalant, sans laisser percevoir que toute sa vie dépendait de ces quelques secondes et que son cœur était proche de l’explosion tant il battait fort. Je me demandais si tu… si ça te dirait de, tu sais, de sortir avec moi, peut-être samedi… si tu es libre, évidemment.
Nouveau silence. Dans sa prime enfance, les lignes téléphoniques crachouillaient à cause des parasites. Ce bruit de fond lui avait beaucoup manqué, à cet instant.
— Pour voir un film, peut-être…, avait-il ajouté pour meubler le vide.
Quelques battements de cœur de plus, et puis :
— Qu’est-ce qui te fait penser que je pourrais avoir envie de sortir avec toi ?
Sa vision s’était troublée, il avait senti son estomac se contracter horriblement, l’air s’enfuir de ses poumons. Il ne se souvenait plus de ce qu’il avait dit ensuite, mais il s’était débrouillé pour abréger la conversation et il avait raccroché.
Il avait même réussi à ne pas pleurer. Et il était resté assis là, dans le sous-sol, à écouter les pas de son frère aîné.
C’était la dernière fois qu’il avait téléphoné à une femme pour lui proposer de sortir avec lui. Oh, il n’était pas vierge ; bien sûr que non, bien sûr que non : cinquante dollars avaient effacé ce handicap particulier, une nuit à New York. Après la séance il s’était senti minable et sale. Mais un jour il serait avec une femme qui lui plairait et d’une certaine façon il devrait être… eh bien, peut-être pas très talentueux, mais au moins assez averti pour ne pas trop tâtonner.
Et maintenant, maintenant il semblait bien qu’il serait avec une femme : Carly Tompkins. Il se souvenait du fait qu’elle était jolie, avec des cheveux châtains et des yeux verts. Ou gris. Il avait aimé la regarder, aimé l’écouter quand elle avait fait sa présentation à la conférence sur l’APS. Mais les détails exacts de son apparence lui échappaient un peu. Il conservait le souvenir de taches de rousseur, ça oui, elle en avait sûrement, mais pas autant que lui, juste un léger saupoudrage sur l’arête de son nez et ses pommettes bien dessinées. Il n’imaginait certainement pas ça…
Le « oui ? » perplexe de Carly résonnait toujours à son oreille. Elle devait pourtant connaître la raison de son appel…
— Nous allons être ensemble, lâcha-t-il subitement, en le regrettant aussitôt. Dans vingt ans, nous serons ensemble.
Elle resta silencieuse un moment, puis :
— Il paraît, oui.
Jake fut soulagé, car il avait redouté qu’elle nie la vision.
— Alors j’ai pensé, peut-être que nous pourrions apprendre à nous connaître, poursuivit-il. Vous savez, prendre un café, par exemple.
Son cœur battait la chamade, son estomac s’était noué. Il avait dix-sept ans de nouveau.
— Jacob…dit-elle.
Personne ne s’apprêtait à lui révéler de bonnes choses quand son prénom venait en premier. « Jacob », pour lui rappeler qui il était réellement. « Jacob, qu’est-ce qui vous fait penser que je pourrais… »
— Jacob, je vois quelqu’un.
Et voilà, songea-t-il. Bien sûr elle voyait quelqu’un. Une telle beauté brune, avec ces taches de rousseur… Rien de plus normal.
— Je suis désolé.
Il voulait qu’elle comprenne qu’il était désolé de l’avoir dérangée. Mais il était aussi désolé au sens littéral du terme.
— Et puis, fit Carly, je suis ici, à Vancouver, et vous êtes en Suisse.
— Je dois me rendre à Seattle dans le courant de la semaine prochaine. Ici, je suis juste diplômé, mais mon domaine c’est la modélisation informatique des réactions entre particules de haute énergie, et le CERN m’envoie chez Microsoft pour un séminaire. J’aurais pu… enfin, j’avais pensé arriver en Amérique du Nord un ou deux jours en avance, peut-être par Vancouver. J’ai un tas de points de fidélité, le vol ne me coûterait rien.
— Quand ? demanda-t-elle.
— Je… je pourrais être là dès après-demain, répondit-il en adoptant un ton léger qui sonnait faux. Mon séminaire commence jeudi. Vous savez, le monde peut bien être en crise, Microsoft continue malgré tout.
Au moins pour l’instant, ajouta-t-il en pensée.
— D’accord, dit Carly.
— D’accord ?
— D’accord. Venez au TRIUMF, si vous voulez. Je serai heureuse de faire votre connaissance.
— Et votre copain ?
— Qui a dit que c’était un garçon ?
— Oh… Oh.
Carly se mit à rire.
— Mais non, je plaisante. Oui, c’est un garçon. Il s’appelle Bob. Mais ce n’est pas si sérieux que ça, et…
— Oui ?
— Et je suppose que nous devrions effectivement apprendre à nous connaître.
Jacob fut heureux que le grand sourire qui fendait son visage ne produise aucun son. Ils convinrent d’une heure de rendez-vous, puis se dirent au revoir et raccrochèrent.
Son cœur battait trop vite. Il avait toujours su que la femme qui lui convenait croiserait son chemin, un jour ou l’autre. Il n’avait jamais perdu espoir. Il ne lui apporterait pas de fleurs ; jamais il ne passerait la douane avec un bouquet. Non, il choisirait quelque chose de franchement décadent chez Micheli. Après tout, la Suisse était le pays du chocolat.
Mais, avec la chance qu’il avait, elle allait lui dire qu’elle était diabétique.
Dimitrios, le jeune frère de Théo, vivait avec trois autres colocataires dans la banlieue d’Athènes, mais, quand Théo arriva tard ce soir-là, Dim était seul à la maison.
Il étudiait la littérature européenne à l’université nationale capodistrienne d’Athènes. Depuis qu’il était petit, il avait toujours voulu être écrivain. Il maîtrisait l’alphabet avant son entrée à l’école et il ne cessait de monopoliser l’ordinateur familial pour taper ses histoires. Théo lui avait promis des années plus tôt de transférer sa production littéraire des disquettes trois pouces et demi sur des clés USB. Il songea à réitérer son offre, mais il ne savait pas s’il ne valait pas mieux que Dim pense qu’il avait tout bonnement oublié, plutôt que de se rendre compte que des années — des années ! — s’étaient écoulées sans que son grand frère trouve trois minutes pour lui rendre ce service.
Le Dim qui ouvrit la porte était en blue-jean et tee-shirt jaune portant le logo d ’Anaheim, une série télé américaine à succès. Apparemment, même un étudiant en littérature européenne succombait au charme de la culture populaire américaine.
— Salut, Dim, dit Théo.
Il n’avait jamais embrassé son frère auparavant, mais il éprouvait maintenant l’envie de le faire. Être confronté à la perspective de sa propre mort favorisait grandement ce genre de pulsions. Mais Dim ne saurait comment réagir, Théo le savait. Leur père, Constantin, n’avait jamais été un homme ni un père très affectueux. L’ouzo pouvait bien avoir coulé à flots, il pincerait peut-être les fesses d’une serveuse, mais jamais il ne lui viendrait à l’idée d’ébouriffer les cheveux d’un de ses fils.
— Eh, Théo, répondit Dimitrios, comme s’ils s’étaient vus la veille.
Il fit un pas de côté pour le laisser entrer.
La maison ressemblait à ce qu’on pouvait attendre du foyer de quatre garçons d’une vingtaine d’années : une porcherie avec des vêtements jetés sur les meubles, des emballages de plats à emporter empilés sur la table de la salle à manger et toutes sortes de gadgets, dont une stéréo haut de gamme et des jeux de réalité virtuelle.
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