Michiko acquiesça, comme si la chose était évidente.
— Mais je veux dire, nous ne saurons pas à temps, pour notre propre mariage, dit-elle d’une petite voix.
— Non, nous ne saurons pas.
Elle soupira.
— Que veux-tu faire ?
Il leva les yeux de son assiette et la regarda. Elle serrait les lèvres, peut-être pour les empêcher de trembler. Elle portait sa bague de fiançailles, bien moins belle qu’il l’aurait souhaitée, bien plus coûteuse qu’il pouvait réellement se le permettre.
— Ce n’est pas juste, fit-il. Je veux dire, bon sang, même Elizabeth Taylor devait penser que c’était « jusqu’à ce que la mort nous sépare » chaque fois qu’elle se mariait. Personne ne devrait aller au mariage en sachant que celui-ci est condamné à finir en échec.
— Alors, quelle est ta décision ? demanda-t-elle. Tu veux annuler nos fiançailles ?
— Je t’aime vraiment, dit-il enfin. Tu le sais.
— Alors quel est le problème ?
Quel était le problème ? Était-ce l’idée du divorce qui le terrifiait — ou seulement celle d’un divorce douloureux, comme celui que ses parents avaient enduré ? Qui aurait pensé qu’une chose aussi simple que le partage des biens puisse dégénérer en une guerre totale, avec des accusations vicieuses de chaque côté ? Qui aurait imaginé que deux personnes qui avaient économisé et s’étaient sacrifiées des années durant pour acheter à l’autre de somptueux cadeaux de Noël comme gages de leur amour finiraient par faire appel à la loi pour reprendre ces présents à la seule personne au monde pour qui ils avaient de l’importance ? Qui aurait cru qu’un couple qui avait si malicieusement choisi pour ses enfants des prénoms qui étaient en fait des anagrammes — Lloyd et Dolly — utiliserait ces mêmes enfants comme des pions, des armes ?
— Je suis désolé, chérie, dit Lloyd. Ça me déchire le coeur, mais je ne sais pas ce que je veux faire.
— Tes parents ont depuis longtemps réservé leurs places d’avion pour venir à Genève, ma mère aussi, dit Michiko. Si nous ne devons pas aller jusqu’au mariage, il faut prévenir les gens. Tu dois prendre une décision.
Elle ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas que sa décision était déjà prise, que quoi qu’il fasse/ait fait était décrit pour l’éternité dans l’univers-bloc. Ce n’était pas qu’il devait prendre une décision, mais plutôt que cette décision qui avait toujours été prise soit révélée, tout simplement.
Et donc…
Il était temps pour Théo de rentrer chez lui. Non pas à l’appartement de Genève qui avait été son lieu de résidence ces deux dernières années, mais chez lui, à Athènes. Là où se trouvaient ses racines.
Et en toute franchise, il valait mieux pour lui ne pas se trouver à proximité de Michiko, au moins pendant quelque temps. Il ne cessait d’avoir des idées folles quand il pensait à elle.
Il n’imaginait pas que quelqu’un de sa famille ait un rapport avec sa mort ; même si, quand il s’était documenté sur le sujet, il était devenu manifeste que c’était généralement le cas, depuis que Caïn avait massacré Abel, Livia empoisonné Auguste, O.J. Simpson tué sa femme, et cet astronaute à bord de la Station spatiale internationale été arrêté, malgré un alibi apparemment parfait, pour le meurtre de sa propre sœur.
Mais non, Théo ne soupçonnait aucun membre de sa famille. Et pourtant, si des visions pouvaient jeter un peu de lumière sur sa mort, ce seraient sûrement celles de ses proches parents. Certains d’entre eux auraient sans doute mené des recherches pour chercher à savoir qui avait tué leur cher Théo.
Il prit un vol de la compagnie aérienne Olympic pour Athènes. Les réductions étaient terminées, car les gens reprenaient l’avion comme avant, assurés que le déplacement temporel de la conscience ne se reproduirait pas. Il passa le temps du vol à trouver les failles dans un modèle théorique pour expliquer le Flashforward reçu par e-mail d’une équipe du DESY, le Deutsches Elektronen-Synchroton, l’autre grand site d’accélérateurs de particules en Europe.
Théo n’était pas revenu au pays depuis quatre ans et il le regrettait. Il serait peut-être mort dans vingt et un ans et il avait laissé s’écouler l’équivalent d’un cinquième de ce temps sans serrer sa mère dans ses bras et savourer sa cuisine, sans revoir son frère, sans profiter de la beauté de sa terre natale. Certes, les Alpes étaient d’une beauté à couper le souffle, mais il y avait quelque chose de stérile dans ces paysages. À Athènes, vous pouviez toujours lever les yeux et apercevoir l’Acropole qui dominait la ville, le soleil à son zénith qui miroitait sur le marbre restauré du Parthénon. Des êtres humains habitaient là depuis des milliers d’années, des millénaires de pensée, de culture, d’art.
Bien sûr, enfant, il avait visité tous ces célèbres sites archéologiques. H se souvenait, à dix-sept ans, d’un voyage de classe en bus à Delphes. Il pleuvait des cordes et il n’avait pas voulu descendre du bus. Mais son professeur, Mme Megas, avait insisté. Ils avaient escaladé des rochers sombres et glissants pour atteindre une forêt luxuriante et arriver à l’endroit où l’on pensait que l’oracle s’asseyait pour dispenser ses visions énigmatiques du futur.
Ce genre d’oracle avait été bien meilleur, songea-t-il. Ces avenirs étaient prétextes à interprétations et débats, pas comme les réalités froides et dures que le monde avait connues récemment.
Ils s’étaient également rendus à Épidaure, un grand cirque creusé dans le paysage, avec ses gradins en cercles concentriques. Ils y avaient vu jouer Œdipe Tyrannos. Il avait refusé de faire comme les touristes qui appelaient la pièce Œdipes Rex. C’était la traduction latine du texte, et en tant que Grec cela l’irritait.
La pièce se jouait en grec ancien. Elle aurait aussi bien pu être déclamée en chinois, pour ce que Théo comprenait des dialogues. Mais ils avaient étudié l’histoire en classe et il savait ce qui se passait. Le futur d’Œdipe lui avait été révélé : il épouserait sa mère et assassinerait son père. Et Œdipe, comme Théo, avait pensé qu’il pourrait changer sa destinée. Préparé par la connaissance de ce qu’il était supposé faire, eh bien, il avait simplement évité de commettre ces horreurs et il avait connu une vie longue et paisible avec sa reine, Jocaste.
Mais Jocaste était en vérité sa propre mère et l’homme qu’Œdipe avait tué des années plus tôt lors d’une querelle sur la route de Thèbes, cet homme n’était autre que son père.
Sophocle avait écrit sa version de l’histoire d’Œdipe deux mille quatre cents ans plus tôt, mais les élèves continuaient à l’étudier car c’était le plus grand exemple d’ironie tragique dans la littérature occidentale. Et que pouvait-il y avoir de plus ironique qu’un Grec confronté au dilemme des anciens : un futur prophétisé, une fin tragique déjà connue, un destin inévitable ? Dans la tragédie grecque, chaque héros avait une hamartia — un défaut fatal — qui rendait sa chute inévitable. Chez certains, l’hamartia était évidente : cupidité, concupiscence ou une inaptitude à respecter la loi.
Mais quel avait été le défaut fatal d’Œdipe ? Quelle facette de son personnage l’avait mené à sa perte ?
En classe, ils en avaient discuté longuement. La forme narrative qu’employaient les tragédiens de la Grèce antique était assez rigide : il y avait toujours une hamartia.
Et Œdipe était… Qu’était-il ?
Pas cupide, stupide ou lâche…
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