— Eis m’a dit que tu étais souffrante.
— Ce n’est rien de sérieux. Seulement un peu de déprime.
— Puis-je entrer ?
— J’essaie de dormir, Shadrak.
— Je ne resterai pas longtemps.
— Je n’ai vraiment pas la forme. Je n’ai pas envie de voir du monde.
Il commence à s’écarter de la porte, mais non, même si son entêtement doit lui être préjudiciable, il ne se résoud pas à repartir sans l’avoir vue. Il s’entend dire sans pouvoir s’arrêter :
— Laisse-moi au moins voir si je peux te prescrire quelque chose, Nikki. Je suis un médecin, après tout.
Long silence. Il prie désespérément le ciel que personne de sa connaissance ne le surprenne ainsi au milieu du couloir, dans la posture d’un Roméo éperdu qui supplie qu’on le laisse entrer.
La porte s’ouvre enfin.
Nikki est couchée et elle a vraiment l’air malade : le visage fiévreux et congestionné, les yeux rougis. Il règne dans la pièce une odeur de renfermé qui évoque une chambre de malade. Shadrak commence par aller ouvrir la fenêtre ; Nikki lui demande en grelottant de ne pas y toucher, mais il ne l’écoute pas. Lorsqu’elle se redresse, il constate qu’elle est nue sous les couvertures.
— J’irai chercher ton pyjama si tu as froid, dit-il.
— Non. J’ai horreur des pyjamas. Je ne sais pas si j’ai froid ou chaud.
— Puis-je t’examiner ?
— Je ne suis pas si malade que ça, Shadrak.
— J’aimerais tout de même m’en assurer.
— Tu crois que j’ai été frappée par le pourrissement organique ?
— Il n’y a pas de mal à vérifier, Nikki. Ça ne prendra pas longtemps.
— Dommage que tu ne puisses pas faire comme avec Gengis Mao et établir ton diagnostic rien qu’en consultant tes petits gadgets internes. Sans avoir à me déranger.
— Eh bien, ce n’est pas le cas. Mais j’en aurai vite terminé.
— Bon, dit-elle.
Shadrak est préoccupé : elle ne l’a pas regardé droit dans les yeux une seule fois pendant la conversation.
— Vas y. Joue au toubib avec moi, si tu y tiens.
En rejetant les couvertures, il éprouve quelque gêne à exposer ainsi le corps de Nikki, comme si leur récent éloignement lui avait ôté les privilèges habituels du docteur. Il faut dire qu’il n’a jamais eu qu’un seul client au cours de sa carrière : il est passé directement de la fac au service de Gengis Mao. Avant d’être promu médecin personnel du khan, il n’a rien fait d’autre que de la recherche en gérontologie et n’a donc pas eu la possibilité d’acquérir l’indifférence traditionnelle du praticien envers la chair : ce n’est pas quelque patient anonyme qu’il a sous les yeux, mais Nikki Crowfoot, la femme qu’il aime et dont le corps ne peut lui apparaître comme un simple objet. Au bout d’un moment, cependant, il parvient à une certaine neutralité du regard qui lui permet de ne voir dans les seins de Nikki que deux globes de chair et dans ses cuisses deux colonnes musclées d’où tout sexe est absent. Il commence son examen sans se donner le temps d’être encore troublé. Il prend le pouls de Nikki, lui frappe la poitrine à petits coups, procède à des palpations de l’abdomen et à toutes les autres vérifications de routine. Le diagnostic que Nikki a pratiqué sur elle-même se révèle entièrement correct : aucun signe annonciateur de pourrissement organique, un état légèrement fébrile – rien que de très banal. Du repos, quelques cachets, beaucoup de liquide et elle sera d’attaque dans un jour ou deux.
— Satisfait ? demande-t-elle d’un ton moqueur.
— Est-ce qu’il t’est donc si pénible d’admettre que je m’inquiète pour toi, Nikki ?
— Je t’ai dit que je n’avais rien de grave.
— Je m’inquiétais quand même.
— En somme, cet examen était une manière de traitement pour toi ?
— Je suppose que oui, avoue-t-il.
— Et si tu ne t’étais pas précipité pour me faire bénéficier de tes éminents talents médicaux, je serais peut-être en train de dormir.
— Excuse-moi.
— Ça ne fait rien, Shadrak.
Elle se détourne de lui et, l’air renfrogné, se blottit sous les draps. Il reste debout près du lit sans dire un mot, avec sur les lèvres mille questions qu’il ne peut se résoudre à poser. Il veut savoir quelle est cette ombre qui s’étend entre eux, par quel mystère Nikki est devenue aussi froide, aussi distante, pourquoi elle ne veut même pas le regarder dans les yeux pendant qu’elle lui parle. Mais c’est tout autre chose qu’il lui demande, au bout d’un moment :
— Où en est le projet ?
— Eis ne t’a donc pas parlé ? Nous révisons l’étalonnage. Il nous faudra du temps pour tout régler en vue d’un nouveau donneur. C’est un joli merdier.
Quel retard est-ce que cela représente, en réalité ?
Elle hausse les épaules.
— Un mois, si nous avons de la chance. Ou trois. Ou bien six. Ça dépend.
— Ça dépend de quoi ?
— De… de… Oh ! bon sang ! Écoute Shadrak, je ne suis vraiment pas d’humeur à parler boutique pour le moment. Je me sens mal. Sais-tu ce que cela signifie ? J’ai mal à la tête, mal au ventre, j’ai des picotements sur la peau. Je veux me reposer. Je n’ai pas envie de discuter de mes problèmes de travail.
— Excuse-moi, dit-il encore.
— Vas-tu partir, à présent ?
— Oui, oui. Je t’appellerai demain matin pour prendre de tes nouvelles. D’accord ?
Elle marmonne quelques mots dans son oreiller.
Il se décide à partir, mais fait une dernière tentative pour atteindre Nikki. Il s’arrête sur le seuil et lui lance sans enthousiasme :
— Au fait, as-tu entendu les dernières rumeurs qui circulent au sujet de la mort de Mangu ?
Elle s’impose un gros effort pour lui répondre d’une voix plaintive :
— Je n’ai rien entendu dire du tout. Mais va, continue. De quoi s’agit-il ?
Il choisit soigneusement ses mots afin, pense-t-il, de ne pas trahir la confidence de Katya Lindman.
— À ce qu’on raconte, Mangu s’est suicidé parce que quelqu’un lié au projet Talos lui a révélé qu’il allait servir de donneur pour Avatar.
Nikki se redresse, les yeux écarquillés et les joues en feu. Son visage s’anime soudain.
— Quoi ? Je n’avais pas entendu celle-là !
— Ce n’est qu’une rumeur.
— Qui est censé l’avoir prévenu ?
— L’histoire ne le dit pas.
— C’est Lindman, pas vrai ?
— Il ne s’agit que d’une rumeur, Nikki. Aucun nom n’a été mentionné. Du reste, Katya serait incapable d’un comportement aussi peu professionnel.
— Ah, vraiment ?
— Je ne le crois pas. Si la chose est réellement arrivée, il devait s’agir d’un sous-fifre ambitieux, de quelque programmeur de troisième échelon. Si la chose est arrivée. Il n’y a peut-être pas un grain de vérité dans tout ça.
— Mais ça a l’air vrai. Les seins de Nikki se soulèvent ; sa peau, soudain, est luisante de sueur. Quel meilleur moyen, pour Lindman, de saboter mon travail ? Oh ! pourquoi n’y ai-je pas pensé ? Comment ai-je pu rester aveugle à…
— Ne t’agite pas, Nikki. Tu es souffrante.
— Attends voir que je la retrouve…
— Je t’en prie. Allonge-toi. Je n’aurais pas dû t’en parler. Tu connais le genre de rumeur incontrôlée qui circule à l’intérieur de ce bâtiment. Je refuse de croire un seul instant que Katya ait pu…
— C’est ce qu’on verra, fait-elle d’un ton où perce la menace. Puis elle parvient à se calmer. Tu as peut-être raison. Mais tout de même. Les consignes de sécurité auraient dû être beaucoup plus strictes. Combien de gens pouvaient savoir que Mangu serait le donneur – cinq, six, dix peut-être ? Peu importe, cela faisait trop de monde. Beaucoup trop de monde. Pour le prochain donneur… Nikki se met à tousser. Elle se détourne à nouveau et se blottit contre l’oreiller. Je ne me sens pas bien du tout, Shadrak ! Va-t’en ! Je t’en prie, va-t’en ! Tu n’as réussi qu’à m’énerver avec cette histoire à laquelle je ne m’attendais pas, et je… oh ! Shadrak…
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