— Répondez, je vous prie, Buckmaster.
— Je l’ai accusé de faire le mal.
— Continuez.
— Je l’ai traité de Judas.
— Et de putain de nègre, ajoute Shadrak.
D’un léger coup de coude, Avogadro indique à Shadrak que son intervention est déplacée.
— Soyez précis, Buckmaster : de quoi avez-vous accusé le Dr Mordecai ?
— De faire son métier.
— C’est-à-dire ?
— Son métier consiste à maintenir en vie le président. J’ai dit qu’il était responsable du fait que Gengis Mao ne soit pas mort il y a cinq ans.
— Est-ce exact, docteur Mordecai ? demande Avogadro.
Shadrak hésite. Il n’a aucun désir de contribuer à envoyer Buckmaster à la ferme d’organes, mais ce serait folie que de chercher à protéger le petit ingénieur en ce moment. Toute la vérité concernant l’incident de Karakorum a déjà été arrachée au suspect et enregistrée. Il en est sûr. Buckmaster s’est condamné par ses propres aveux. Un mensonge ne le sauverait pas, mais mettrait le menteur en danger.
— C’est exact, dit-il enfin.
— Bien. Buckmaster, regrettez-vous que Gengis Mao ne soit pas mort il y a cinq ans ?
— Laissez moi tranquille, Avogadro.
— Le regrettez-vous ? Désirez-vous réellement la mort du président ? Est-ce là votre position ?
— J’étais sous l’effet de la drogue.
— Ce n’est plus le cas maintenant, Buckmaster. Quels sont vos sentiments à l’égard de Gengis Mao, en ce moment même ?
— Je n’en sais rien. Je n’en sais vraiment rien.
— Lui êtes-vous hostile ?
— Peut-être. Écoutez, Avogadro, ne cherchez pas à tirer autre chose de moi. Vous me tenez, ce soir vous me jetterez aux cannibales, est-ce que ça ne vous suffit pas ?
— Nous pouvons mettre un terme à tout ceci dès l’instant que vous coopérez.
— Très bien. Buckmaster se redresse et trouve en lui-même un reste de dignité. Je ne porte pas le régime de Gengis Mao dans mon cœur. Je n’approuve pas, d’une manière générale, la politique du CRP. Je regrette d’avoir consacré tant d’efforts à la servir. La nuit dernière, j’étais à bout de nerfs, et j’ai tenu au Dr Mordecai un tas de propos infâmes, dont j’ai honte aujourd’hui. Oui, mais. Oui, mais, Avogadro ! Je n’ai jamais commis un seul acte de félonie. Et j’ignore tout des circonstances de la mort de Mangu. Je jure n’y avoir été mêlé en aucune manière.
Avogadro hoche la tête.
— Docteur Mordecai, dans votre conversation la nuit dernière, le prisonnier a-t-il cité le nom de Mangu ?
— Je ne crois pas.
— Ne pouvez-vous être plus précis ?
Shadrak réfléchit.
— Non, dit-il enfin. Autant que je me souvienne, il n’a rien dit au sujet de Mangu.
— Le prisonnier a-t-il prononcé des menaces de mort à l’encontre de Gengis Mao ?
— Pas que je me rappelle.
— Fouillez votre mémoire, docteur.
Shadrak secoue la tête.
— Essayez de comprendre. Moi-même, je sortais de la tente des transtemporalistes. Pendant presque toute la tirade de Buckmaster, j’avais l’esprit ailleurs. Il a émis des critiques au sujet du gouvernement, ça oui, et des critiques assez vives, mais pas de menaces directes, je ne le crois pas.
— Il faudra donc que je vous rafraîchisse la mémoire.
Avogadro fait un geste en direction de son assistant. Il y a un sifflement, puis, venu d’un haut-parleur invisible, une voix, bizarrement familière et pourtant avec quelque chose d’anormal. Sa propre voix.
« Comportement suicidaire. Il y aura un rapport sur le bureau du président dis demain, Roger, c’est à peu près sûr. Tu es en train de te détruire. »
« Je vais le détruire, lui. Le vampire. Il nous rançonne tous… »
— Repassez la dernière phrase, dit Avogadro.
« Je vais le détruire, lui. Le vampire. Il nous rançonne tous… »
— Reconnaissez-vous ces voix, docteur ?
— Il y a la mienne. Celle de Buckmaster.
— Merci. L’identification est importante. Qui a dit, Je vais le détruire, lui ?
— Buckmaster.
— Oui. Je vous remercie. Était-ce votre voix, Buckmaster ?
— Vous le savez bien.
— En train de menacer de mort le président ?
— J’étais à bout de nerfs. C’était une manière de parler.
— Oui, ajoute Mordecai. C’est ainsi que je l’ai pris. Je lui ai vivement conseillé de ne pas proférer d’absurdités. Je ne vois aucune espèce de menace sérieuse dans ses propos. Possédez-vous un enregistrement de toute la conversation ?
— Absolument. Nous en enregistrons beaucoup, vous le savez. Et nous les analysons automatiquement pour déceler toute trace de subversion. Ce matin, les ordinateurs ont attiré notre attention sur cet échange. Les empreintes vocales nous ont appris qu’il s’agissait de Buckmaster et de vous. Mais naturellement, votre confirmation personnelle nous reste précieuse…
— Comme s’il allait y avoir un procès, des jurés, des avocats, jette Buckmaster d’un ton amer. Comme si je n’allais pas être réduit à l’état de quartier de viande d’ici ce soir !
— Il ne m’a rien dit concernant Mangu, n’est-ce pas ? demanda Shadrak.
— Non. Il n’y a rien sur la bande.
— C’est ce que je pensais. Alors, pourquoi le retenir ?
— Et pourquoi le défendre, docteur ? D’après l’enregistrement, il s’est montré plus qu’injurieux à votre égard.
— Je ne l’ai pas oublié. Néanmoins, je ne lui en tiens pas rigueur. Il m’a cassé les pieds hier soir, mais cela ne suffit pas pour que je désire le voir expédié aux fermes d’organes.
— Redis-le-lui ! hurle Buckmaster. Oh ! bon Dieu, redis-le-lui !
— Je vous en prie, fait Avogadro.
Il semble souffrir de l’éclat de Buckmaster et fait un signe à son assistant. On détache l’ingénieur, on lui ôte les électrodes et on l’aide à se remettre debout. Il est emmené hors de la pièce. Buckmaster s’arrête un instant sur le seuil et se retourne, larmoyant, les traits déformés par la peur. Ses lèvres tremblent, d’un instant à l’autre il va éclater en sanglots.
— Ce n’est pas moi ! s’écrie-t-il avant d’être entraîné par les gardes.
— C’est vrai, dit Shadrak. J’en suis sûr. Il n’avait pas toute sa tête, hier soir. Il déblatérait à tort et à travers, mais ce n’est pas un assassin. Un insatisfait, peut-être. Pas un assassin.
Avogadro s’affaisse mollement sur le siège réservé aux interrogatoires et se met à jouer avec les électrodes, enroulant les fils autour de ses doigts.
— Je le sais, dit-il.
— Que va-t-il lui arriver ?
— Ferme d’organes. Sans doute avant demain matin.
— Mais pourquoi ?
— Gengis Mao a examiné l’enregistrement. Il considère Buckmaster comme un élément dangereux.
— Seigneur !
— Allez en débattre avec le khan.
— Ça n’a pas l’air de vous faire grand-chose.
— Ça ne dépend plus de moi.
— Nous ne pouvons pas le laisser tuer comme ça !
— Vraiment ?
— Moi, je ne le peux pas.
— Si vous voulez tenter de le sauver, allez-y. Je vous souhaite bonne chance.
— Il se pourrait que j’essaie. Ça se pourrait bien.
— Ce type vous a traité de putain de nègre. Et de Judas.
— Est-ce une raison pour que je le laisse envoyer à la vivisection ?
— Vous ne laissez rien faire. Ça se produit, voilà tout. C’est le problème de Buckmaster. Pas le mien, ni le vôtre.
— « Aucun homme n’est une île [2] Citation du célèbre sermon de John Donne, in Devotions upon Emergent Occasions (1624).
», Avogadro.
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