Le conducteur du camion avait réussi à filer, et j’attendais un moment d’inattention générale pour en faire autant. Malheureusement cet instant ne se présenta que très tard dans la nuit. Je dus encore rendre beaucoup d’autres services dont certains me troublèrent presque autant que cette amputation. Lorsque enfin, vers 1 heure du matin, j’ouvris la double porte de la maison russe, le froid plus violent que jamais m’assaillit. J’eus un moment d’hésitation, mais l’idée de me retrouver parmi tous ces moribonds sanglants me fit m’enfoncer résolument dans la nuit glacée. Sortant d’une salle chauffée, je trouvai le froid encore plus cuisant. Le ciel était dégagé et très clair, l’air semblait immobile. Les ombres nettes des maisons et des camions se détachaient avec précision sur la neige brillante et durcie. Je ne voyais pas âme qui vive.
Je me mis à chercher mon Renault. On aurait pu détruire tout le convoi sans que l’alarme soit donnée. La porte d’une isba s’ouvrit. Un paquet de couvertures auquel était suspendu un mauser risqua quelques pas sur la neige. Lorsqu’il me vit, il marmonna deux ou trois mots.
— Bon, vas-y, c’est à mon tour.
— Je vais où ? rétorquai-je.
— Te chauffer, bien sûr ! À moins que tu ne veuilles faire un tour de plus.
— Mais je ne suis pas de garde, je sors d’assister le chirurgien, maintenant je vais dormir.
— Ah bon, je t’avais pris pour… (Il cita un nom.)
— Tu disais qu’on peut se chauffer ?
— Oui, entre là-dedans. On y a installé le poste de garde, on se relaie toutes les quinze ou vingt minutes, on n’arrive pas, bien sûr, à fermer l’œil, mais c’est quand même mieux que de geler pendant les deux heures réglementaires.
— Oui, oui, bon, j’entre.
Je poussai la lourde porte du poste et pénétrai à l’intérieur. Un grand feu flambait dans la cheminée. Quatre soldats, dont Halls, faisaient cuire des pommes de terre et divers légumes sous la cendre. Il n’y avait pas d’autre éclairage que le foyer. Un autre type entra tout de suite après moi, sans doute la sentinelle avec laquelle on m’avait confondu. Je fis réchauffer le restant de ma gamelle et je mangeai sans appétit. Tant bien que mal je réussis à dormir, allongé de tout mon long devant la grosse cheminée, à même le sol. Toutes les quinze ou vingt minutes, une des sentinelles réveillait le pauvre type écrasé de sommeil qui devait prendre la relève. De temps à autre, les protestations me réveillaient. Il faisait encore nuit lorsque les sifflets du rassemblement parvinrent à mon oreille.
Lentement nous nous redressâmes sur le plancher qui nous avait servi de lit. Un peu courbatus, mais il y avait bien longtemps que nous n’avions dormi sans avoir froid. De l’ombre, de l’obscurité d’un angle de la pièce, une jeune femme russe s’avança vers nous. Elle portait un pot fumant qu’elle nous tendit en souriant : c’était du lait chaud. Un instant l’idée m’effleura qu’il était peut-être empoisonné. Halls, qui préférait mourir le ventre plein que vide, avait déjà saisi le pot de lait et s’en servait une large rasade. Le pot circula entre nous quatre. Halls le rendit à la Russe en riant. Pas plus elle que lui ne comprirent les mots qu’ils échangeaient. Alors Halls s’avança vers elle et l’embrassa sur les deux joues. Elle devint toute rouge. Nous sortîmes en saluant.
Immédiatement le froid nous tomba dessus comme une douche glacée. Ce fut l’appel, puis la distribution d’un ersatz de café tiède. Comme chaque matin, nous passâmes une demi-heure à mettre les moteurs en route et à les faire chauffer. Bien avant le jour, la 19 eKompanie Rollbahn cahotait à nouveau sur la glace luisante de cette damnée route soviétique, la « troisième internationale », comme l’avaient baptisée les bolcheviks.
À plusieurs reprises nous dûmes céder la place à des convois qui remontaient vers l’arrière. L’heure de la soupe arriva. Nous stoppâmes dans un bourg crasseux où la colonne de chars qui nous avait précédés stationnait également. Nous apprîmes que nous n’étions qu’à soixante-dix kilomètres de Kharkov.
Chacun se réjouissait. Nous allions atteindre notre but. Dans deux ou trois heures, notre convoi serait enfin arrivé. Nous envisagions déjà notre cantonnement dans cette ville.
— Comment crois-tu que ce soit, Kharkov ? questionnait Lensen.
Le gars avec qui j’avais fait cet interminable voyage, celui à qui il manquait une rotule, ne sautait pas de joie, lui.
— J’espère, dit-il, que nous n’allons pas séjourner trop longtemps par là. Ils seraient bien capables de nous envoyer sur la Volga. Je préfère repartir dans l’autre sens, que de prolonger le voyage à l’est.
— Si personne ne veut y aller, à l’est, nous ne viendrons jamais à bout des popovs, lança quelqu’un.
— C’est vrai, ajouta un autre.
— Il y en a qui feraient mieux de ne pas parler de leur peur constante.
Nous nous remîmes en route environ une demi-heure après. Le soleil venait de disparaître dans une brume qui voilait l’horizon. Le froid était moins vif mais humide et pénétrant. Depuis une heure environ nous avions repris la route. Les yeux mi-clos, je somnolais à demi en fixant un point brillant sur le tableau de bord. Ma tête balançait d’une épaule à l’autre au rythme des secousses du camion. Décidé à dormir, je me calai contre le montant de la porte. Avant de fermer les paupières, mon regard passa sur la campagne neigeuse. Le ciel était devenu gris et paraissait plus lourd que le sol. Deux petits points noirs avançaient un peu au-dessus de la colline la plus proche. Deux avions patrouilleurs probablement. Je fermai les yeux.
Quelques secondes plus tard, je les rouvris tout grands. Un vrombissement de moteur enflait au-dessus de nous. Il fut immédiatement suivi par une série de détonations crépitantes.
Puis, quelque chose d’inconcevable me projeta contre le pare-brise, il me sembla que ma poitrine et mes tympans allaient éclater. Tout cela fut accompagné par un bruit si énorme que je crus à la fin du monde. Une pluie de glaçons, de pierres, de caisses parmi lesquelles roulait un casque ou une gamelle nous envahit de toute part. Notre Renault faillit défoncer l’arrière de la voiture précédente qui avait stoppé net.
Ahuri, ébahi, j’ouvris la portière et sautai sur le sol. Je regardai en arrière d’où semblait être venu le tonnerre. Le camion qui nous suivait avait failli nous rentrer dedans également. Plus loin, derrière, un troisième camion était renversé. Ses roues en l’air tournaient encore. Au-delà, on ne distinguait presque rien à travers la fumée et les flammes.
— Enjambons le talus en vitesse ! cria un soldat.
D’aussi loin que je pus voir, tous les types s’égaillaient dans la neige.
— Ce sont les camions qu’ils visent ! cria quelqu’un.
À mon tour je m’enfonçai dans soixante centimètres de neige à l’assaut du talus.
— En position de défense antiaérienne ! hurla un feldwebel qui courait penché en avant sur le bas-côté.
Les quelques garçons qui pataugeaient à proximité de moi braquèrent leurs fusils vers le ciel.
Bon Dieu ! Le mien était resté dans le Renault. Déjà je repartais dans l’autre sens vers le camion. Dans le ciel un bruit d’avion grandit. Je piquai une tête dans la neige. Un ouragan passa au-dessus de moi suivi de détonations proches et lointaines. Il y eut aussi des bruits de toutes sortes, mais rien d’aussi violent que tout à l’heure.
Je redressai mon visage enneigé et jetai un regard sur les deux bimoteurs qui plongeaient au loin derrière un bois de bouleaux. Le Volkswagen du capitaine sautait d’une ornière à l’autre en longeant le convoi en sens inverse. Des soldats couraient dans tous les sens.
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