Il salua, et immédiatement l’ordonnance embraya.
Nous retrouvâmes les deux autres tronçons de notre compagnie au point indiqué afin de former la 19 eKompanie Kollbahn, Kommandant Uträner. La première idée qui me vint à l’esprit fut que j’allais fatalement retrouver mes copains de Bialystok. À moins qu’ils n’aient été mutés. Je ne savais pas s’ils étaient partis après nous ou avant nous de Minsk, mais le fait est que la 19 eétait reformée. Notre immense convoi possédait maintenant une roulante où l’on servait des rations chaudes…
C’était vraiment important pour nous. Avant même le départ, on nous avait servi un repas copieux qui nous avait fait un bien inouï et avait vraiment contribué à nous remonter le moral. Le froid semblait s’être stabilisé à 20° au-dessous de zéro et nous considérions cela comme une amélioration. Il est vrai que nous venions de passer à la douche et que nous avions changé de linge. Je n’eus aucune difficulté à trouver Halls que je reconnus facilement à ses gestes exubérants.
— Que dis-tu de ce temps-là, tout jeune (c’est ainsi qu’il m’appelait), et du restaurant, hein ? Il y a dix jours que je n’avais rien bouffé de chaud, on a cru crever de froid sur ce maudit train.
— Ainsi vous étiez en chemin de fer, bande de veinards !
— Bande de veinards ! tu parles, tu aurais vu quand la locomotive a sauté, cela a produit un nuage de vapeur énorme qui est monté au moins à cent mètres, il y a eu quatre types de tués et sept d’amochés. Morvan a été stupidement blessé pendant le déblaiement, cinq jours cela a duré. Moi je suis allé avec une patrouille à la chasse aux terroristes, on en a trouvé deux qui se cachaient dans un kolkhoze ; c’est un paysan qu’ils avaient dévalisé qui nous a mis sur la piste, ensuite il nous a invités chez lui et nous a offert un festin.
Je ne manquai pas, à mon tour, de lui conter mes aventures. Cela nous faisait à l’un et à l’autre beaucoup de bien. Entretemps, nous venions de rejoindre Lensen et Olensheim. Nous sommes si heureux de nous revoir que, spontanément, nous nous prenons par les épaules et mimons une ronde polonaise en riant aux éclats. Certains types plus âgés nous regardaient, ahuris, ne comprenant rien à notre gaieté subite. Il est vrai que rien ne justifiait dans ce décor gris et glacé une telle exubérance.
— Où est Fahrstein ? demandai-je.
— Ha, ha, ha ! s’esclaffa Lensen, il est tranquillement au chaud dans son camion. Il s’est foulé une cheville et elle est tellement enflée qu’il ne peut plus retirer sa botte, il attend que ça dégonfle.
— Il en profite, le malin, lança Halls. Si chaque fois que je me suis tourné le pied je m’étais fait porter malade…
L’ordre du départ interrompit notre conversation. Nous rejoignîmes nos postes respectifs. Je me sentais bien plus en forme. De savoir que mes camarades étaient là, quelques voitures plus loin, m’avait réchauffé le cœur, et j’en oubliais que chaque tour de roue me rapprochait du front. Mais il était encore si loin ! Nous roulions sur de mauvaises routes enneigées et glissantes. De chaque côté, un mur de neige amassée par le déblayage nous masquait le paysage. De temps à autre, par une échappée, nous apercevions les vestiges d’effroyables combats qui s’étaient déroulés dans cette région l’année précédente. Pendant plusieurs centaines de kilomètres, la route défoncée et remblayée à la hâte nous fit cheminer à travers ce chaos de guerre.
Ici la Wehrmacht, comprenant les troupes de von Weichs, Guderian, von Reichenau et von Stülpnagel, avait arraché, au prix de combats terribles qui avaient duré des semaines, ce terrain aux Soviétiques. Ceux-ci avaient eu, parait-il, plusieurs centaines de milliers de prisonniers entre Kiev et Kharkov. En tous les cas, le matériel de guerre russe abandonné là sous la neige suffisait à me faire croire que l’ennemi ne possédait plus grand-chose pour se battre.
Le temps s’était un peu adouci mais nous avait amené des tempêtes neigeuses et nous avions dû reprendre la pelle. Fort heureusement, une partie de la colonne blindée d’accompagnement nous avait rejoints deux jours plus tard. Les chars attelaient derrière eux quatre ou cinq camions qui, s’aidant de leurs moteurs, arrivaient à avancer en glissant et en dérapant.
Mais bientôt les nuages bas disparurent et un ciel bleu très pâle éclaira notre aventure. Du même coup, le thermomètre chuta à la verticale et le froid piquant nous surprit encore sur cette maudite plaine russe. De temps à autre un groupe d’avions allemands arrivait à l’horizon et passait au-dessus de notre colonne en vrombissant. Nous faisions de grands gestes aux pilotes qui nous répondaient en battant des ailes.
Plus haut, des escadrilles de JU‑52 passaient lentement, se dirigeant vers l’est. Les repas chauds ne parvenaient plus à nous réchauffer. De nouveau les brûlures du froid mordirent mes mains douloureuses. Cette fois, heureusement, nous avions un docteur dans le convoi. Chaque fois que le convoi s’arrêtait pour la distribution des repas, nous faisions la queue à sa voiture pour recevoir des soins. Il m’avait enduit les mains d’une pommade grasse et bienfaisante que je devais conserver aussi longtemps que possible. Cette mixture calmait la douleur de mes crevasses et préservait du froid. À moins qu’une envie quelconque ne m’obligeât à les retirer, je gardais mes mains enfouies dans les poches géantes de ma capote en ayant soin de ne pas racler mon onguent contre le drap rude.
Je passai de longues heures dans la cabine d’un trois tonnes cinq Renault à cahoter d’une ornière à l’autre. De temps en temps, il fallait, bien entendu, retirer la neige qui s’accumulait entre le garde-boue et le pneu, ou parfois aider à sortir un autre véhicule qui avait fait une embardée et se retrouvait à demi enlisé.
À part ces ennuis nous évitions presque tout ce qui nous aurait obligés à sortir de notre cabine. J’avais réussi à échapper à la garde de nuit jusqu’à présent. Dès que l’obscurité ne permettait plus à nos voitures d’avancer normalement, nous stoppions où nous étions. Le conducteur avait droit à la banquette. Quant à moi, je m’endormais sur le plancher du camion, les jambes à demi coincées dans les pédales, et le nez sur le moteur d’où montait une odeur écœurante d’huile chaude. Le réveil nous trouvait transis et courbatus.
Bien avant le jour, nous nous épuisions à remettre en route nos machines gelées. Halls était venu me voir plusieurs fois, mais le conducteur avait rouspété, en disant que nous étions trop à l’étroit dans la cabine pour y tenir à trois. Il me conseilla d’aller rejoindre mon copain, ce qui revenait au même. Il n’était pas question de discuter dehors, il gelait à 30° au-dessous de zéro.
Un jour, alors que nous venions de dépasser un gros bourg près duquel on avait aménagé un aérodrome pour la Luftwaffe, nous fûmes rejoints par un « Fiseler », qui entra en communication par radio avec le Kommandergruppe de la section blindée d’accompagnement. Un instant après, celle-ci abandonnait notre convoi et se dirigeait en trois tronçons vers le nord. Les chars de combat disparurent à nos yeux dans le tourbillon de neige que soulevaient leurs chenilles. Sans nous inquiéter, nous continuâmes notre chemin. Deux heures plus tard, le grondement de quelques explosions lointaines nous parvint. Cela cessait puis reprenait dix minutes plus tard, cessait encore, puis recommençait. À 11 heures, le convoi stoppa dans un village recouvert de neige. Le soleil brillait, et la réverbération nous faisait cligner des yeux. Le froid, quoique intense, était supportable.
Nous nous dirigeâmes vers la roulante dont les deux cuisinières vomissaient des nuages de fumée. Les premiers arrivés à la soupe furent envoyés en corvée de marmites par le sergent cuistot. Rien à reprocher à ce dernier : ses connaissances culinaires étaient suffisantes pour nous interdire de nous insurger contre sa popote. Ce qu’il faisait n’était pas mauvais du tout. Le seul aspect curieux de sa cuisine était qu’il préparait toujours tout, sans exception, accompagné de la même sauce à la farine. J’avais rejoint Halls et Lensen et, tout en puisant dans nos gamelles fumantes, nous marchions lentement vers nos véhicules. Tout à coup une série de détonations plus ou moins lointaines ébranlèrent l’air glacé. Un instant, nous nous arrêtâmes en prêtant l’oreille. Tous les soldats semblaient avoir fait de même, les explosions reprirent, certaines fort lointaines. Instinctivement nous pressâmes le pas vers les camions.
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