Fabrice Luchini : « On ne peut rien faire comprendre à la télévision, rien faire passer : la télévision ne retient que l’énergie, éventuellement la drôlerie, en un mot la théâtralisation », Comédie française .
La télévision ne serait donc que de l’esbroufe, de la tchatche, une gestuelle bodybuildée, de la frime calorique, une sorte de miroir grossissant aux stupides alouettes ? Tout dans l’apparence, rien dans la vérité, encore moins en profondeur. D’un vide sidéral n’émergerait de temps en temps que de la « drôlerie » ?
Fabrice Luchini sait mieux lire Céline ou Nietzsche que regarder et écouter la télévision. Car, dans le cas où le petit écran ne serait pas totalement indigne de nos réflexions, on peut juger son poulet raide et injuste. Cela me rappelle le mépris aristocratique dans lequel certains intellectuels des années 70 tenaient la télévision.
Qu’elle soit trop souvent creuse ou vulgaire, oui, certes. Mais de là à croire qu’on n’y apprend rien parce qu’on ne peut rien y faire passer ! Toutes les émissions ne sont pas de plateau où les mots, tels des vols d’étourneaux, ne se posent que pour aussitôt repartir dans le vent. Il y a dans les journaux télévisés, les magazines de reportages et d’enquêtes, les documentaires, de quoi alimenter notre curiosité quand elle ne se limite pas à notre petite personne. L’offre est considérable et il ne tient qu’à nous de choisir ce qui nous enrichit ou nous dérange plutôt que ce qui nous abêtit ou nous endort.
La télévision ne se limite pas à diffuser des informations et des opinions. Elle crée du désir, et c’est à mes yeux son mérite principal. Des désirs de voyages, de lectures, de cinéma, de sport, et même des désirs de beauté, d’intelligence, de solidarité, d’aventure, tout simplement des désirs d’autonomie, d’indépendance, de liberté. Oh, pas chez tout le monde, loin de là ! Dans une minorité, chez de rares esprits ouverts. La télévision ne créerait-elle du désir que chez un téléspectateur sur mille qu’elle légitimerait cette « énergie » populeuse perçue et dédaignée de Fabrice Luchini.
Lui-même a su transmettre dans des magazines de plateau — les miens en particulier — des désirs de lectures ou de spectacles. Il a réussi à « faire passer » de la curiosité pour La Fontaine, Molière ou Nietzsche. Et combien d’autres étourneaux se posent suffisamment longtemps pour inciter les téléspectateurs à les suivre dès le lendemain dans les librairies. Dans les cinémas, les théâtres, les musées, les salles de concerts ou les music-halls. Oui, oui, pas assez, j’en conviens. La télévision pourrait faire beaucoup mieux. Elle n’y sera pas encouragée si ses détracteurs ou ses incroyants se recrutent parmi les meilleurs serviteurs de la culture.
Dans son roman posthume M’man , Claude Durand évoque l’humiliation et la détresse d’un garçon qui pisse au lit. Souvenirs de son enfance ? Le pire était la publicité qui en était faite avec l’étendage au jardin des draps « où l’urine séchée dessinait la géographie de la honte ».
Je n’ai pas souffert d’énurésie, mais je me souviens d’une petite fille accablée par son incontinence à qui ses tuteurs me donnaient en exemple à suivre. Elle aurait bien voulu, la pauvre ! Incapable d’un conseil utile, je voyais bien qu’elle me détestait chaque matin un peu plus parce qu’elle avait droit au refrain sur le petit garçon modèle.
Qui n’en était pas un. Car j’avais renoué, vers l’âge de dix ou onze ans, avec la succion du pouce de ma main droite. Mon Dieu, qu’il était bon ! Tendre, onctueux, bien rond, d’un goût compoté. Ah, le contraste entre le moelleux des lèvres sur la peau humide et le lissé de l’ongle auquel la langue se frottait ! J’avais retrouvé un plaisir sensuel tapi dans ma mémoire. Depuis combien d’années ? Cinq ou six, pas davantage, ma mère ayant mis fin à cette autofellation digitale. À l’époque, elle ne la jugeait déjà plus de mon âge. Chaque soir, elle mettait un zeste de moutarde sur le doigt de la tentation, puis le recouvrait d’une poupée. Si, pendant la nuit, le morceau de tissu se détachait, le condiment empêchait la récidive. Mon pouce devint infréquentable. Nous nous éloignâmes l’un de l’autre. Premier amour brisé par les convenances.
Le pouce droit interdit, j’avais essayé de me rabattre sur le gauche. Quoique semblable à son alter ego, il n’avait ni goût, ni odeur, ni séduction. Il n’avait pas été patiné et bonifié par l’usage. Ainsi voit-on des hommes s’amouracher d’une sœur jumelle, celle-ci et pas l’autre, quoiqu’elles soient parfaitement identiques.
Et voilà qu’à la veille de l’adolescence j’avais repris ma vieille liaison. Juste avant la puberté. C’était peut-être l’explication. Je crois plutôt que, pensionnaire d’un établissement scolaire, je souffrais, surtout le soir, dans le vaste dortoir, de l’absence de mes parents et de mon frère. Je manquais d’affection. Ami de ma petite enfance, le pouce s’était rappelé à moi. Disponible, discret, dévoué, il était, si j’ose dire, à portée de main. J’en profitais de nouveau, retrouvant le plaisir interdit, déjà nostalgique, de la succion. J’interrompais celle-ci de temps à autre pour respirer l’odeur capiteuse de la peau frottée à la salive.
Mon « vice » découvert, je me suis senti tellement humilié par les moqueries, si ridicule, si déprécié, que je mis virtuellement de la moutarde et une poupée à mon pouce chéri. L’orgueil rendit cette seconde rupture moins pénible que la première dans laquelle le renoncement au plaisir n’avait d’autre justification que l’obéissance.
Son audace ne mérite que des éloges. Maurice Girodias a été le premier éditeur au monde à avoir osé publier Lolita , roman partout interdit. Peu importe que ce chef-d’œuvre ait été mélangé à des dirty books , livres sales à l’érotisme racoleur. C’est à Maurice Girodias que revient le mérite d’avoir fait franchir la porte des librairies à la perverse nymphette de Nabokov.
À part ça, Girodias était un drôle de zigue. Séducteur, hâbleur, menteur, habile causeur, toujours en alerte et en mouvement pour s’enrichir. Sa fille, Juliette Kahane, trace de lui un portrait d’une encre beaucoup plus noire que bleu ciel ( Une fille ). Elle raconte que, devenu le patron du café-théâtre La Grande Séverine, son père, jugeant que le lieu n’était pas assez vaste pour être de bonne rentabilité, avait fait repousser les murs des caves romanes. Chaque nuit, les derniers clients partis, on piochait clandestinement. On remplissait des sacs de terre et de gravats qui étaient évacués à l’aube. Mais que faire des nombreux crânes, tibias et fémurs provenant du cimetière voisin, que les pelles avaient tirés de leur sommeil médiéval ? Ils étaient dispersés dans les poubelles du quartier « par petits paquets bien ficelés » ! Esprit réaliste, Maurice Girodias avait décidément toutes les audaces.
Alors que lui cherchait à se débarrasser de tous ces ossements encombrants, à la même époque les habitants du petit village de Saint-Paul-de-Varces, proche de Grenoble, regrettaient que la gendarmerie leur ait confisqué les ossements mis au jour dans une carrière de la commune. Les mines et la pelle mécanique avaient extrait de la montagne du Saint-Loup des haches, des vases, des bracelets, surtout des crânes, et des os dont on ne savait s’ils étaient d’hommes ou d’animaux, de jambes, de bras ou de pattes. La fièvre de la préhistoire avait saisi ce village du Dauphiné. J’y étais allé voir pour Le Figaro littéraire .
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