S’il y avait un cocktail dans l’année qu’il ne fallait pas rater, c’était celui des éditions Gallimard. Dans les salons et jardins du 5 de la rue Sébastien-Bottin, maintenant rue Gaston-Gallimard, on avait la chance de croiser Jean-Paul Sartre, Romain Gary, Simone de Beauvoir, Brice Parain, Aragon, Jean Genet, Marcel Jouhandeau, Jean Paulhan, etc., ainsi que Gaston Gallimard et toute sa descendance.
Quoique moins bien achalandé, le cocktail des éditions du Seuil était aussi très recherché. « Monsieur Sollers, de grâce, un mot ! Philippe, c’est mon tour ! » Ainsi débute mon premier petit article, signé de mes initiales, publié dans Le Figaro littéraire (15 novembre 1958). Le jeune Sollers venait de publier Une curieuse solitude , premier roman couvert d’éloges par Mauriac et Aragon. « Pour contenter ses admirateurs, il eût fallu au moins quatre Philippe Sollers, un par buffet. »
Le cocktail des Inrockuptibles , chaque rentrée littéraire, est-il un surgeon de la grande époque des raouts d’éditeurs ?
Courriériste pendant plus de dix ans, je rendais compte chaque semaine de la vie littéraire. Sa partie visible : écrivains étrangers de passage à Paris, élections, prix, réunions, cocktails, voyages, remises de manuscrits, tirages, etc. Mais surtout — ce qui m’amusait davantage — la partie cachée de l’actualité littéraire : querelles à l’académie Goncourt, comment ils ont voté le jour du prix, crêpages de chignons des dames du Femina, petits complots à l’Académie française (où une élection avait plus de retentissement qu’aujourd’hui), brouilles et transferts d’écrivains (le mot mercato était encore inconnu), publication en avant-première de passages polémiques ou comiques de livres à paraître, mots d’auteurs…
Dans la même page, je pouvais aussi bien raconter l’élection miraculeuse sous la Coupole du philosophe catholique Jean Guitton (il était convaincu que Dieu lui avait donné un coup de main) que le lancement d’un camembert de Touraine appelé « Le dessert de Balzac ».
Arrivé trois ans après moi au Figaro littéraire , Jean Chalon, issu lui aussi de la province, volait, bourdonnait et butinait dans la vie littéraire et parisienne comme une abeille dans les jardins de Marie-Antoinette. Plus cultivé que moi, déjà romancier, sympathique et joyeux, il savait s’y prendre pour se faire inviter dans les cercles littéraires les plus huppés. C’est grâce à lui que j’ai pu, à l’hôtel Meurice, accéder à la table de Florence Jay-Gould, richissime Américaine qui recevait à déjeuner quelques grands noms de la littérature de l’époque. Chalon et moi faisions les bouts de table. Nous avons le même âge et notre amitié, toujours vivace, n’a jamais souffert de différends dus aux rivalités et jalousies, si fréquents dans la presse comme dans l’édition.
Dans l’immense format de l’époque (60 x 42 cm), Le Figaro littéraire du jeudi 28 avril 1966 a publié un « Guide indiscret des restaurants et des salons littéraires », enquête signée de nos deux noms. À Chalon les salons, à moi les restos.
Pour chaque patron ou directeur littéraire de maison d’édition, j’avais donné l’adresse où ils déjeunaient le plus souvent ainsi que leurs plats préférés.
À l’époque, Allard , rue Saint-André-des-Arts, mêlait avec succès cuisine familiale et cuisine littéraire. On y rencontrait Pagnol, Sagan, Druon, Graham Greene, Revel, Kessel, l’éditeur Guy Schoeller…
Sartre était un habitué du Falstaff , rue du Montparnasse. Il avait sa table, la première à gauche en entrant. Je l’ai vu déjeuner d’un rosbif arrosé d’eau de Vichy, sa fille adoptive ayant préféré la Vittel.
Chardonne détestait tous les restaurants de Paris, sauf La Mère Michel , rue Rennequin, où le beurre blanc du brochet était en effet d’anthologie.
Une vingtaine de bistrots, brasseries et restaurants étoilés (en dehors des légendaires et archi-connus Lipp, Closerie des Lilas, Lapérouse , etc.) étaient ainsi répertoriés, avec spécialités et noms des écrivains et éditeurs qui y avaient leur rond de serviette. Ce qu’alors tous ces gens de lettres pouvaient siffler comme beaujolais !
Ce n’était pas le vin qui était servi dans les vingt-huit salons littéraires tenus par des femmes qu’il fallait bien qualifier de lettrées puisqu’elles recevaient pour l’essentiel des écrivains. Jean Chalon avait ses entrées chez chacune et pouvait vanter la crème de cassis d’Ève Delacroix (« du bon côté de l’avenue Foch »), le jus de tomate de Marie-Louise Bousquet ou le café « servi brûlant comme il se doit » de Marie-Laure de Noailles. Madame Michel Amédée-Ponceau recevait Henry de Montherlant en exclusivité. « Bonne maison pour jeunes écrivains sérieux. Conversation élevée », note Chalon à propos de madame de Margerie. De chacune il donne l’adresse et plante le décor en quelques mots. Chez la comtesse Brandolini, il se croit chez Visconti. La baronne Élie de Rothschild le subjugue : « C’est Versailles, tout simplement. »
Mais son hôtesse préférée, qui recevait depuis un demi-siècle et qui fut l’amazone de Remy de Gourmont, c’était Natalie Barney. Il lui consacrera une biographie, Portrait d’une séductrice , bien des années après que Liane de Pougy l’eut célébrée dans l’ Idylle saphique . Dans son salon elle avait accueilli Joyce, Gide, Anatole France, Colette… Elle recevait à présent de jeunes écrivains auxquels se mêlaient parfois Truman Capote ou Mary McCarthy. « Gâteaux exquis faits à la maison par la gouvernante, Berthe », lit-on encore sous la plume de Jean Chalon.
Il déjeunait chez Natalie Barney tous les mercredis. Mais c’était le jour de bouclage du Figaro littéraire . On avait souvent du retard. Impatient, il avait hâte de partir pour le 20, rue Jacob. « Regardez Chalon, disais-je à la ronde, regardez Chalon, il va rejoindre sa vieille maîtresse… »
Nous nous sommes l’un et l’autre beaucoup divertis. Notre immersion professionnelle et privée dans la foisonnante vie littéraire de l’époque ne faisait de nous que des courriéristes et échotiers, mais cela nous donnait une certaine place dans le monde des livres et suffisait à notre ambition tournée uniquement vers le plaisir d’approcher des écrivains. Quel journal publierait aujourd’hui nos billets légers et indiscrets ?
Accor, accordé, accordéon
Francis Carco : « L’orchestre, composé d’un seul musicien qui jouait de l’accordéon… », L’Équipe .
« Remonte tes chaussettes, me disait ma mère. Elles sont en accordéon. » Les chaussettes en accordéon est la première métaphore qui m’a fait comprendre que, par souci de clarté, on pouvait associer deux mots sans rapport l’un avec l’autre. Il y eut aussi les cheveux en broussaille et, après un coup de soleil, le nez comme une tomate .
Comparer des chaussettes plissées, affalées sur les chevilles, à un accordéon dont le soufflet se tend et se replie, me parut malin. Comme la plupart des enfants du village, je me glissais dans les bals des conscrits et du 14-Juillet. À l’exemple du bal de la rue Dénoyez, dans le quartier parisien de Belleville, où Carco faisait valser les personnages de son roman, un accordéoniste constituait l’orchestre à lui seul. Il jouait surtout des valses musettes. Les robes des femmes s’envolaient devant nos yeux ébaubis. L’accordéon me parut être une boîte magique. Son prestige ne pâtissait pas d’être associé à des chaussettes reprisées.
Quand je lus Francis Carco et Pierre Mac Orlan, je découvris que, comme les rats de La Fontaine, il existe deux sortes d’accordéons : les accordéons des villes et les accordéons des champs. Plus une troisième ethnie à bretelles, d’escale celle-là, les accordéons des ports. Dansées par des ouvriers, des paysans ou des marins, valses et javas étaient à peu près les mêmes dans les guinguettes, les salles des fêtes et les bars. Ce n’était pas l’accordéoniste qui, dépliant et repliant son instrument, donnait le ton, faisait la différence, même si certains savaient lancer à la foule des mots qui lui donnaient un surcroît d’allant et de bonne humeur. L’ambiance tenait surtout aux danseurs. Mouvements, couleurs, rires, cris, applaudissements, baisers produisaient, stimulé par la musique, un plaisir collectif différent d’un bal à un autre, les couples de femmes ou de jeunes filles n’étant pas les moins joyeux ou les moins survoltés.
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