Grâce à une crise de rhumatisme articulaire infectieux, puis à une appendicite, j’ai pu me lancer à la recherche du temps perdu, celui de Proust et le mien. C’était à mon tour de paraître snob à mes visiteurs. J’y trouvais de l’agrément et de la fierté. J’étais enfin passé de l’autre côté, dans le camp de ceux qui avaient lu Proust et qui, après un temps d’apprivoisement à son style, avaient jubilé de fréquenter une société aussi raffinée, complexe, cultivée, bavarde, amusante et snob.
C’est d’ailleurs l’abondance et le snobisme de ses « duchesses », ainsi que l’image de Proust, chroniqueur mondain au Figaro , qui avaient conduit André Gide à conseiller à Gaston Gallimard de ne pas éditer Du côté de chez Swann . Conscient de son erreur, que dis-je, de son crime, il enverra plus tard une lettre de repentance à sa victime triomphante.
Je n’ai jamais pu me défaire de cette idée stupide que Proust, quels que soient son génie et son universalité, nantit qui le cite ou s’y réfère d’une image de snob. Et pour ne pas moi-même me la coller, j’ai renoncé à des rapprochements avec Swann, Odette, Charlus, les Guermantes, madame Verdurin ou Céleste Albaret qui, parfois, me venaient sous la plume. Il y a probablement là un « complexe de classe » : issu d’un milieu tellement éloigné de la société proustienne, j’ai du mal à en paraître, non le familier, réservons cet honneur aux proustiens, mais le simple visiteur. Ce décalage social de lecteur à écrivain, je ne le ressens qu’avec Proust. Serait-ce ce qu’on pourrait appeler du snobisme à l’envers ?
Jean Echenoz : « La fille, quand même, s’est risqué Christian, on dira ce qu’on voudra, le fait est qu’elle était bandante », Envoyée spéciale .
Pourquoi, les quelques fois où j’aurais pu employer l’adjectif bandante je ne l’ai pas fait, biffant le mot et lui préférant excitante, désirable, sexy ? Ce sont des mots qui en disent moins. Plus vagues, plus hypocrites. Alors que bandante signifie précisément que la fille provoque l’excitation sexuelle de celui qui la regarde. C’est un adjectif biologique, clinique, parfaitement adapté à la situation.
Bander et bandant, ante sont qualifiés de familiers par les dictionnaires Robert. Familiers, oui, heureusement, car la famille naît, s’agrandit, de l’homme qui bande. Sans bandaison, l’espèce humaine se serait éteinte. Bandaison ne figure que dans le Grand Robert. Normal que le Grand Robert soit plus viril, plus audacieux que le Petit Robert. Mais bandaison n’est pas très joli. On pense tout de suite à une bandaison de crémaillère, qui serait une fête orgiaque dans un nouveau domicile.
Le Petit Larousse n’est pas porté sur la chose. Plutôt bégueule même. Il ignore l’adjectif bandant, ante et qualifie bander [2] J’ai employé le verbe bander dans Les Mots de ma vie .
de vulgaire. Il préfère être en érection , expression légitime, en effet, et plus convenable, mais de signification restreinte. Être en érection n’est qu’un état de fait, un constat, alors que bander signifie à la fois l’action et son résultat. Il y a dans le verbe une force, une impatience, un orgueil absents de l’expression, calme et tranquille.
Quant à l’adjectif ithyphallique , « qui présente un pénis en érection », il est didactique et pas très bandant.
« Plus n’en ai le croupion chaud », écrit François Villon à propos d’une femme dont il n’était plus amoureux. Plus bandante, à ses yeux. Le poète a trouvé une jolie et amusante formulation. Je m’en inspire, page 65, quand j’écris que, pensionnaire dans un collège religieux, une femme en robe de soirée sur une affiche, les épaules nues, « me chauffait le croupion pendant toute la soirée ». J’aurais pu écrire aussi qu’à l’époque et plus tard je trouvais très bandantes Martine Carol dans Lucrèce Borgia , Françoise Arnoul dans L’Épave , Jeanne Moreau dans La Reine Margot et Brigitte Bardot dans Et Dieu créa la femme .
Rendez-vous manqué avec Françoise Sagan
J’avais lu dans une interview, genre dans lequel elle excellait par sa franchise, sa clairvoyance et le tranchant de ses formules, que Françoise Sagan avait passé une partie de la guerre à Lyon. Mon père soldat, puis prisonnier, ma mère avait quitté Lyon pour un modeste appartement dans le Beaujolais où nous avons attendu le retour de la paix et des hommes. Cela m’aurait amusé que Françoise Sagan et moi — nous avions le même âge — nous confrontions nos souvenirs d’enfants de ces années-là.
J’avais là un bon prétexte pour lui proposer de déjeuner ou de dîner ensemble, ou de prendre un verre dans un bar de la rive gauche. Onze fois elle est venue s’asseoir sur le plateau de mes émissions, onze fois je n’ai pas osé passer du professionnel au privé, craignant un refus ou une réponse dilatoire ou embarrassée.
Plus le temps passait, plus j’étais convaincu que Françoise Sagan ne pouvait que me mésestimer, voire me détester. Elle avait la télévision en horreur. C’était selon elle « un fléau lamentable ». Même les émissions littéraires étaient à ses yeux de peu d’intérêt. Y paraître était pour elle une corvée. Mais il fallait bien y aller pour activer la vente de ses romans et pour faire plaisir à ses éditeurs. Apostrophes était inévitable. Quelle barbe ! À l’approche de la sortie de chacun de ses livres, j’étais son trop prévisible pensum et son incontournable raseur.
Et puis, me disais-je, à peine serons-nous installés dans un bar qu’elle commandera un whisky. Je serai bien obligé de lui avouer que je n’aime pas cet alcool. Bon début ! Ensuite, ça l’intéressera vraiment de comparer nos souvenirs rhône-alpins d’enfants ballottés par la guerre ? Bonjour, tristesse ! Françoise Sagan n’est pas du genre anciens combattants. Elle apprécie chez les hommes la gaieté, l’humour, le désintéressement, le risque, le rejet des habitudes, la liberté, le goût de la nuit. Comment montrerait-elle de la curiosité pour un fonctionnaire de la télévision qui, tous les vendredis soir, arrive à la même heure, dans le même décor, porteur d’une petite valise qui contient les livres qu’il a lus pendant la semaine par obligation professionnelle ? Sagan est une femme charmante, polie. Elle masquera son ennui, mais n’en pensera pas moins.
Non, nous n’avions guère d’affinités, et si je regrette aujourd’hui d’avoir manqué d’audace, je suis convaincu que nous nous serions séparés mécontents l’un de l’autre, à tout le moins déçus [3] Ce n’est pas le sentiment de son amie Florence Malraux. Elle m’a dit récemment que Sagan regardait souvent Apostrophes et qu’elle appréciait l’émission. De ses déclarations à la presse je n’avais pas ressenti cette impression.
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Les entretiens de Françoise Sagan ayant été rassemblés en volume ( Je ne renie rien ), j’ai retrouvé ses souvenirs de la guerre. Elle évoque surtout sa mère qui avait « un côté Régence », assez décalé. Réfugiée à Saint-Marcellin, dans le Vercors, la famille Quoirez avait été prise pour cible par un avion allemand. Quittant l’étang où ils se baignaient, ils se précipitèrent vers une prairie et des arbres pour se mettre à l’abri. Les balles faisaient sauter l’herbe autour d’eux. Cela n’impressionnait pas Mme Quoirez. Elle criait à sa fille Suzanne : « Je t’en prie, habille-toi. Je t’en prie, habille-toi. Tu ne vas tout de même pas te promener comme ça ! » Pendant l’exode, elle avait exigé de revenir de Cajarc, dans le Lot, pour récupérer à Paris ses chapeaux oubliés dans la précipitation du départ.
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