Pourtant, Hiva Oa ne devait être qu’une simple escale dans son tour du monde à demi achevé. Après une période de cabotage autour de Tahiti, des îles de la Société et des Tuamotu, le voyage devait se poursuivre via les Fidji. Mais la fatigue, due à la fois aux conséquences de l’opération subie un an plus tôt et aux difficultés de maniement de l’ Askoy , allait prendre le dessus. La fatigue, mais pas seulement : l’éblouissement aussi.
Fin 1975, début 1976, Jacques et Maddly effectuent avec l’ Askoy différentes incursions dans cet archipel de douze îles (dont six seulement sont habitées), entre Fatu Hiva, la plus méridionale, à trois heures de bateau, aux deux principales du « groupe nord », Hua Huka et Nuku Hiva. Leur décision de s’installer à Hiva Oa sera définitivement arrêtée après leur passage à Nuku Hiva qui, considérée comme capitale administrative des Marquises, offrait pourtant plus de commodités, dont un hôpital, alors qu’Hiva Oa ne comptait qu’un dispensaire, et une meilleure desserte depuis Tahiti. Mais justement ! Depuis ses mésaventures aux Antilles avec les paparazzi, Brel a soif de tranquillité et recherche l’anonymat avant tout. De plus, il a tout de suite apprécié le charme particulier d’Hiva Oa : « Je suis pris par la beauté de cette île. C’est bien la première fois que ça m’arrive », confie-t-il à son copain belge Vic (croisé jadis à Bruxelles et retrouvé par hasard fin 1973 dans un port des Canaries), qui navigue avec sa compagne Prisca Parrish quasiment de conserve avec l’ Askoy depuis les Açores [42] Il est fréquent, dans la navigation hauturière, que deux bateaux se suivent de près, pour faire face à d’éventuels incidents. C’est d’ailleurs à Vic et Prisca que Jacques confia le soin de garder un œil sur l’ Askoy , dans la marina de Carabellada, au Venezuela, le temps de son aller-retour Caracas-Bruxelles avec Maddly pour son premier contrôle médical.
et dont le voilier, le Kalais , a mouillé quelques jours plus tôt à Tahauku.
Alors, quand les autorités administratives et les notables de Nuku Hiva, prévenus de l’arrivée de l’artiste, l’accueillent dans la rade, superbe, de Taiohae, la « capitale » de l’île qui a des allures de sous-préfecture, Brel revit ce qu’il raillait dans Je suis un soir d’été en 1968 : « Il pleut des orangeades / Et des champagnes tièdes / […] Des femelles maussades / De fonctionnarisés [43] Je suis un soir d’été , 1968 © Éditions musicales Pouchenel.
… » S’ils nourrissaient quelque espoir de le voir s’installer chez eux, ils ont tout faux ! Jacques n’en livrera pas moins son verdict, immédiat, à Maddly : « Ça n’est pas pour nous. »
Le couple poussera encore jusqu’à Tahiti, histoire de découvrir de visu le « bateau amiral » de la Polynésie française et la ville de Papeete, mais surtout de vérifier, par comparaison, que sa première impression a été la bonne en ce qui concerne Hiva Oa. Par la suite, Brel et sa compagne (sa « Doudou ») reviendront régulièrement à Tahiti, environ une semaine par mois, comme on va « en ville », pour s’approvisionner en produits alimentaires ou matériels divers introuvables aux Marquises, répondant à des invitations (notamment au mariage du dernier gouverneur, Charles Schmitt), allant au cinéma, au restaurant… Et surtout, pour ce qui est de Jacques, passant son temps en compagnie de pilotes, à l’aéroport international de Faa’a.
Car le virus de l’avion l’a repris. Ou plutôt il ne l’a jamais quitté. Installé à Atuona, il n’aura en effet plus qu’une idée : revalider sa licence et acheter un bimoteur. Or, quand on n’a pas piloté depuis un certain temps, avant de pouvoir reprendre seul les manettes, il est obligatoire de voler un certain nombre d’heures en compagnie d’un instructeur : en l’occurrence et à tour de rôle Michel Gauthier, pilote d’Air Polynésie, ou Jean-François Lejeune, fils du fondateur d’Air Tahiti qui assure des rotations sur Moorea, « l’île sœur », et sur les Tuamotu, ces îles de corail aux étroites bandes de terre délimitant un lagon immense.
C’est ainsi qu’un jour de 1976 (probablement en novembre) Jacques se posera à Rangiroa. L’image du paradis, telle qu’on se la représente dans l’hémisphère Nord. Végétation luxuriante, sables blancs ou roses, minilagon bleu pâle enchâssé dans le lagon principal qui pourrait contenir la totalité de l’île de Tahiti : vu d’avion, c’est une explosion incomparable de couleurs, une perle précieuse émergeant de l’océan bleu nuit. Deux milliers d’habitants tout au plus, une petite mairie à Avatoru, une école et un collège, une banque, un centre médical, un bureau de poste et quelques épiceries. Les voitures sont rares, presque inutiles, on circule surtout en deux roues. L’aérodrome, lui, ne peut accueillir que de petits appareils.
Coïncidence : Pierre Perret, qui fait alors un break dans sa carrière, y séjourne justement. Il est descendu à l’hôtel Kia Ora, le seul de l’atoll, composé de paillotes plantées dans le lagon et reliées entre elles jusqu’à la plage par un ponton de bois d’où l’on voit évoluer toutes sortes de poissons multicolores, des raies et même des requins pointe noire ou dormeurs, que l’on dit inoffensifs… Ce soir-là, raconte aujourd’hui un ancien copain de Jacques du temps où il était enseignant à Hiva Oa, « la fête a duré toute la nuit ». Brel et Perret s’étaient déjà rencontrés quelques mois plus tôt, au printemps 1975, aux Antilles. Un épisode marquant pour l’ami Pierrot, qui se rappelle cette confidence de Jacques : « “Sur la fin, me dit-il, je faisais du Brel. J’avais l’impression de me singer moi-même. Il était temps d’arrêter… Et puis, dès le début, ce métier m’a rendu malade ! Tu en es là, toi ?” Non, moi, je n’en étais pas là, en 1975, lorsque nous nous rencontrâmes dans la mer des Grenadines. Mais ce qu’il venait de me dire m’avait quand même filé le traczir… pour la suite (à moi qui venais d’arrêter pour “souffler” déjà depuis deux ans) [44] Préface de Marc Robine, Grand Jacques, le roman de Jacques Brel , Chorus/Anne Carrière, 1998.
. »
Moralité : Pierre Perret ne tarda pas à regagner la France pour enregistrer un nouvel album ( Papa, maman , 1976) contenant cette superbe chanson autobiographique, Ma nouvelle adresse , qui s’achève en forme de coup de chapeau au Grand Jacques :
Mon copain Jacques a mis les bouts
Toutes voiles dehors ou vent debout
[…] Prenez sa nouvelle adresse
Il vit dans le vent sucré
Des îles nacrées
Et à sa nouvelle adresse
Une fille s’amuse à rire
De ses souvenirs [45] Paroles et musique de Pierre Perret © Éditions Adèle, 1976.
Sa nouvelle adresse ? Une maison de bois et de tôle ondulée à mi-chemin du sentier en forte pente menant de la gendarmerie, tout en bas du village, jusqu’au cimetière d’où la vue sur Atuona et sa baie des Traîtres (dans laquelle émerge l’impressionnant rocher Hanakéé, comme un dernier rempart avant l’infini de l’océan) est pour le moins spectaculaire. Surclassé, le cimetière marin de Paul Valéry cher à Brassens ! Aux antipodes de Sète, celui de Gauguin — le cimetière du Calvaire — offre un panorama « imprenable ».
Sa nouvelle adresse ? Justement, ce chemin de terre ne porte pas de nom : il faut se rendre à la poste pour récupérer son courrier. Mais Brel, pour l’heure, vient seulement de jeter l’ancre à Hiva Oa et, comme tous les marins qui font le tour du monde, il a demandé à ses proches et amis de lui écrire en poste restante. Cela va être sa première démarche personnelle, le lendemain matin de son arrivée, juste après avoir satisfait, en tant qu’étranger débarquant en Polynésie française, aux formalités douanières obligatoires (notre homme est belge, ne l’oublions pas : « Citoyen belge, précisera-t-il, en connivence avec la France » !). Direction la gendarmerie, dans la rue principale, juste en face du petit bureau de poste.
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