Retour à Tahiti. Le Twin Bonanza est acheté, d’occasion [52] Construit en 1956 à Wichita, au Kansas, il a été importé en Polynésie en octobre 1975 par la société Tahiti Air Tour Service, pour le compte d’un jeune pilote privé qui s’en servait pour ravitailler le marché de Papeete en produits frais depuis l’exploitation d’une entreprise familiale de pêche et d’agriculture.
, le 30 novembre 1976, au nom de Maddly. Conçu pour transporter huit personnes (avec une banquette à l’avant pour le pilote, le copilote et un passager, une autre banquette sur la gauche du compartiment arrière et deux sièges sur sa droite), il possède une autonomie d’un peu plus de cinq heures à une vitesse de croisière de trois cents à l’heure. Cinq heures, c’est la durée approximative du vol entre Tahiti et Hiva Oa (distantes de quelque mille cinq cents kilomètres), que Brel comme les différents pilotes de ligne n’effectueront jamais d’une traite, une escale de ravitaillement ayant lieu dans les Tuamotu, car le risque est trop grand de s’abîmer dans l’océan. Jacques et sa Doudou d’Antillaise reviendront en prendre possession dans les premiers jours de janvier 1977, une fois apportées les améliorations techniques réglementaires, indispensables pour voler jusqu’aux Marquises.
Début décembre, la veille de prendre le vol hebdomadaire d’Air Polynésie pour Hiva Oa, via Rangiroa et Nuku Hiva, Jacques Brel dresse l’inventaire avec Maddly : « Vingt-quatre bouzy rouge, un jambon à l’os, la crépine de pompe, le magnétoscope et ses câbles, le foie gras et les morilles pour Bastard, le colis de sœur Rose… la bouteille d’aquavit… » Le matériel sera transporté dans des caisses à Papeete au quai de l’ Aranui , la « goélette » qui assure la liaison une fois par mois avec les Marquises ; les produits frais, la viande, les légumes, etc., voyageront en soute dans une grande glacière. Puis il se tourne vers Paul-Robert : « Toubib, il faut que tu me fasses une liste des médicaments qu’il faut absolument avoir chez soi quand on vit si loin d’une pharmacie. J’irai les acheter cet après-midi [53] Paul-Robert Thomas, op. cit .
. » Thomas lui note une vingtaine de médicaments de premiers secours : antibiotiques, anti-inflammatoires, antalgiques, antispasmodiques, corticoïdes, pommades, désinfectants, etc. Avec, « sur une autre feuille, les indications d’utilisation ».
Il est prévu que le commandant de bord vienne les chercher directement au faré à quatre heures du matin et que Jacques fasse une partie du vol dans le cockpit. Il pense revenir à Tahiti avec Maddly lorsque l’avion dont il vient de faire l’acquisition aura reçu l’agrément du Bureau Véritas. C’est l’affaire de trois ou quatre semaines. Le temps de faire installer le matériel radio et de navigation qui lui fait défaut pour une sécurité optimale et qui, précise Paul-Robert, a été commandé aux États-Unis et en France. Blanc, rouge et ocre, immatriculé F-ODBU, le bimoteur sera aussitôt baptisé et signé, de chaque côté du fuselage avant, du nom de Jojo .
Jojo ! C’est en pensant à lui que Jacques, quelques mois plus tôt, s’est remis à l’écriture et, avec sa guitare, à la composition de nouvelles chansons. À commencer par le brouillon d’un hommage attendri à son grand ami : « Six pieds sous terre / Il n’est pas mort / Six pieds sous terre / Il m’aime encore… » Cela se passait à Hiva Oa, le jour anniversaire de la mort de Georges Pasquier, le 1 er septembre précédent. Mais il butera longtemps sur cette chanson, cherchant à l’épurer au maximum, chez lui comme à Punaauia chez Paul-Robert Thomas. À celui-ci, peu après leurs retrouvailles au premier semestre 1976, il a clairement annoncé la couleur : « Pendant mes séjours à Tahiti, j’aimerais bien vivre chez toi, à condition que je participe au loyer et à la vie de la maison. » Aussitôt dit, aussitôt fait.
Tahiti ? C’est d’abord un mythe, celui de la « Nouvelle Cythère » découverte le 2 avril 1768 par Bougainville. Le mythe du paradis et des vahinés que ne cesseront de reprendre et d’amplifier par la suite les grands écrivains aventuriers des mers du Sud : Herman Melville, Robert Louis Stevenson, Jack London, etc., qui feront rêver des millions de lecteurs et des dizaines de générations à travers le monde. Jusqu’à Pierre Loti, Victor Segalen et les Américains James Norman Hall et Charles Nordhoff qui s’installèrent sur place pour écrire l’histoire vraie des mutinés de la Bounty . Une trilogie achevée en 1934. Aujourd’hui, Hall (dont la maison d’Arué, près de Papeete, est devenue un musée) est enterré en face de la baie de Matavai où le navire du capitaine Bligh avait jeté l’ancre ; sur sa tombe est posée une plaque avec ce poème de sa composition, au texte éloquent :
Regarde vers le nord, étranger
Juste au-dessus du flanc de la colline, là
As-tu jamais vu dans tes voyages
Une terre sembler plus belle ?
Tahiti, ce peut être encore Murnau, le célèbre cinéaste allemand, qui tourna ici en 1931 son dernier chef-d’œuvre, Tabu ; ce peut être aussi Matisse qui, après Gauguin mais de façon plus fugace, vint peindre à Tahiti (entre autres une jolie Fenêtre sur Moorea ) et s’immerger à Fakarava, dans les Tuamotu. Et puis, plus prosaïquement, dans la mémoire d’un petit garçon amoureux de la chanson, ce peut être une ritournelle à succès des années 1950, portée par une chanteuse humoristique et pétulante nommée Paola [54] Avant de nous quitter en 2010, Paola aura eu le petit bonheur de voir « sa » chanson remise au goût du jour et devenir un des tubes de l’été 2008, interprétée par Albert de Paname.
. Cette année-là, au printemps 1958, on saluait la confirmation du talent de Jacques Brel et on souriait avec Si t’as été à Tahiti :
Dis, où t’as été cet été ?
« Moi j’ai été à Tahiti »
Si t’as été à Tahiti
C’est-i qu’tu y as été à pied ?
« J’ai pris ma moto
Je l’ai mise sur mon dos
Et je suis parti pour Tahiti »
[…] Si t’as été à Tahiti
T’as pu y aller qu’en bateau
« Mais non, pas en bateau »
T’as pu y aller qu’en bateau !
« Mais non, voyons
J’ai pris l’avion »
Ah bon !
Lors de leurs premiers séjours à Tahiti, Jacques Brel et Maddly Bamy renouent quelque peu avec la vie en société, allant d’abord à la découverte de la « capitale ». Papeete : une ville portuaire étirée en longueur et adossée à la montagne, avec ses embouteillages, déjà, son commerce naissant de la perle noire, sa vie administrative, ses échoppes en tout genre, ses cinémas, son marché couvert qui abonde en produits alimentaires. Jacques s’est d’ailleurs découvert une nouvelle passion pour la cuisine. Une occupation sédentaire, née en vase clos sur l’ Askoy pendant la traversée du Pacifique. Chaque semaine, ayant décidé que les mardis seraient jours de « gala d’océan », il mitonnait un repas fin. « Il dressait la table d’une nappe blanche, de serviettes brodées et de chandeliers, raconte Paul-Robert Thomas. Il aimait la lumière ondulante et chaude des bougeoirs. La Cène. Pour Brel, un repas ne pouvait être qu’un dîner. “On ne se goinfre pas le jour ! Seule la nuit est aux agapes.” À l’occasion de ces soirées, Maddly portait une robe longue, Jacques un smoking cérémonial. Ils dînaient ainsi au son de Ravel et de Debussy, en plein océan. »
Papeete, c’est aussi la musique et le chant avec ses musiciens et chanteurs de rues, omniprésents, qui s’accompagnent à la guitare locale, la tita , et surtout à l’ukulélé polynésien dont tout le monde semble savoir jouer dès le plus jeune âge. Particularité de celui-ci par rapport à son cousin hawaïen, il présente, de face, un manche et un corps pleins, sa bouche s’ouvrant à l’arrière de l’instrument, laissant ainsi au luthier toute liberté pour le décorer à sa guise. Ses cordes, normalement au nombre de quatre, sont souvent doublées, voire triplées, à l’unisson ou à l’octave.
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