— Et qui veux-tu que je pourfende ?
— Carlos !
Je raconte l’aventure de Carlos et de son mauvais calcul. De ses vacances écourtées.
Brel se lève aussitôt :
— Mais on vient avec toi ! Maddly ! Mon épée, mon armure [98] Paul-Robert Thomas, op. cit .
… »
Le lendemain, prévenu par Carlos que Brel lui a promis de revenir, Jean-Michel Deligny est présent. Il en résulte une soirée improvisée mais bien arrosée, autour de quatre pizzas, à la clinique ! « À quatre, précisera l’animateur [99] Eddy Przybylski, op. cit .
, nous avons fini cinq bouteilles de vin. Je ne sais pas comment Brel a supporté ça. Ce que je sais, c’est que c’est lui qui, avec l’aide de Maddly, m’a ramené à ma voiture. Je n’en ai aucun souvenir. Je me suis réveillé dans l’auto et j’ai trouvé un mot : “Bien aimé cette soirée. Parle pas trop de moi à la radio. On s’écrit !” De fait, il m’a écrit des Marquises et, quand il est revenu à Tahiti, je les ai invités à la maison. »
Après avoir convaincu Deligny « par A + B » du bien-fondé de passer un peu de musique classique dans son émission, Jacques remonte au créneau, lui suggérant cette fois de diffuser de temps à autre un morceau d’un de ses musiciens préférés, Franz Schubert. Et l’animateur de s’exécuter de bon cœur, en évitant désormais de le citer nommément : « Quand je le faisais, j’annonçais toujours : “Et maintenant, le petit Schubert des Marquises !” » Joli clin d’œil. Lors d’un séjour ultérieur, alors que Brel joue avec le gros chien de Jean-Michel, « un doberman d’une gentillesse extraordinaire mais qui faisait peur à tout le monde, et qui aimait à se blottir contre Jacques », celui-ci lui suggère : « Il y a une photo à faire ! » Car, s’il fuit les paparazzi qu’il craint comme la peste, Jacques Brel ne rechigne pas à se faire photographier en privé.
Ce jour-là, il pose complaisamment avec le chien, seul ou en compagnie de Maddly. Une pellicule y passe : trente-six poses. La chose n’est pas anecdotique, car c’est précisément de cette séance que sera tiré le fameux portrait en médaillon sur fond bleu du dernier album, cheveux courts, barbichette et doigt sur la bouche. Le moment venu, le chanteur retiendra lui-même cette photo et la remettra à Barclay, après avoir dit à Deligny : « Celle-là, tu la vends le maximum ! » Une photo, devenue rapidement « culte » pour tous les amateurs de Brel, que l’on n’aurait peut-être jamais connue si un certain Adolphe Sylvain, le grand photographe de Tahiti, n’avait pas oublié le rendez-vous fixé par Jacques… Une photo où celui-ci, à travers son expression complice, semblait s’adresser directement à tous ceux qui avaient tant attendu ce nouvel album, sans oser l’espérer, après plusieurs années de silence discographique. Comme s’il voulait dire : « Ne vous inquiétez pas, je vais bien et je vis aux Marquises, je veux simplement qu’on me laisse tranquille ; mais je ne vous oublie pas et, pour le prouver, je vous offre ces chansons. » Peut-être fut-ce l’intention de Jacques a posteriori, mais on sait maintenant que, sur le moment, les circonstances furent plus prosaïques. C’est Deligny qui l’a révélé [100] À Eddy Przybylski, auteur de Jacques Brel, la valse à mille rêves ( op. cit. ), la bio la plus complète consacrée au Grand Jacques, avec celle, antérieure de dix ans, de Marc Robine.
: le doigt sur la bouche, « c’est parce que Brel essaie de faire taire le doberman ! ».
Mais retournons à Hiva Oa où, comme dans la chanson, « l’aventure commence à l’aurore ». Dans cette maison d’amour et d’amitié où Jacques et Maddly sont assistés chaque matin d’un « homme de maison », Fii, et d’une femme de ménage, une proche voisine nommée Matira. C’est elle qui garde les lieux, en s’installant à demeure avec ses trois enfants, dormant même dans le lit du couple quand celui-ci effectue des séjours en Europe. Le tableau de la maisonnée ne serait pas complet si l’on oubliait de citer Mimine, la chatte qui a choisi d’y élire domicile, et bientôt ses trois chatons, que Brel, fin plaisantin autant que fin lettré, va baptiser Waterloo, Waterloo et Morne Plaine !
À défaut de recevoir d’anciens amis, ils sympathisent avec des habitants d’Hiva Oa, popaas ou Marquisiens de souche. Avec les sœurs, qui « animent admirablement leur école, confie Jacques à PRT. J’aime rencontrer sœur Élisabeth. Elle est douce et humaine. Elle voit tout et sait tout. Elle admet les petits écarts, comme elle admet l’anticléricalisme revendiqué dans mes chansons. Aux Marquises, l’habit fait moins le moine qu’ailleurs ». Avec le curé, le père André qu’il salue dans les rues d’Atuona d’un tonitruant et systématique « Dieu est mort ! ». Avec le postier Fiston Amaru qu’il a pris en affection et qu’il appelle toujours « vieux pédé », alors qu’il n’est ni homo ni vieux, à l’instar de tout représentant de la gent masculine. Avec le prof de maths, Marc Bastard, au lourd passé d’aventurier. Avec Raymond Roblot, un viticulteur bourguignon bien connu, rencontré au pique-nique du jour de l’an 1976, venu lui aussi s’installer aux Marquises, lassé de sa vie en France [101] Un jour d’agapes un peu trop arrosées, il sera victime d’hydrocution en plongeant de son bateau : sur sa pierre tombale, quelques mètres plus haut que celles de Brel et Gauguin, on a sculpté une grappe de raisin en guise d’épitaphe !
. Avec Victorine Matuaiti, dite Vito [102] Curiosité : en 1970, Brel écrivit les textes des chansons d’une comédie musicale pour enfants, restée inédite, Le Voyage sur la lune ou Ce qui s’est réellement passé le 21 juillet 1969 à 2 h 56 T.U. (livret de Jean-Marie Landier, musiques de François Rauber), parmi lesquelles une Chanson de Victorine .
, et Christian Rauzy, le frère du maire, tous deux membres du personnel soignant de « l’hôpital » (en réalité, le dispensaire). Avec le mécanicien d’Atuona, Luigi Conscient, toujours prêt à rendre service. Avec la propriétaire de la maison, Hei Teupua. Avec le maire, bien sûr, Guy Rauzy… et puis avec Jean Saucourt, un pied-noir installé de longue date en Polynésie, devenu conducteur de travaux publics — il est alors « responsable de secteur de l’équipement des Marquises sud » —, et sa femme marquisienne, Aline.
Tout ce petit monde est invité plus ou moins régulièrement à boire un coup sur la terrasse, voire en maillot de bain dans la petite piscine (comme en témoigne une photo que l’on a trouvée sur place, où l’on voit Jacques trinquer joyeusement avec Bastard et Roblot, assis tous trois dans l’eau, immergés jusqu’au buste), ou à dîner. Aujourd’hui à la retraite (il loue cependant quelques bungalows tout équipés et offre à l’occasion ses services de guide culturel, sous réserve de lui paraître suffisamment motivé !), Jean Saucourt en témoigne pour la première fois, ayant toujours refusé auparavant de livrer ses souvenirs sur Brel. Il faut dire que l’homme en impose ! Physique trapu de baroudeur, un peu ours, c’est un vrai personnage de roman, qu’on dirait tout droit sorti du Salaire de la peur :
« D’abord, Jacques Brel exigeait une tenue correcte pour dîner chez lui. Maddly était en robe de soirée et Jacques nous recevait dans un smoking blanc, très classe, avec nœud papillon. Au bout d’un moment, il demandait à Maddly ce qu’elle proposait à boire, en précisant aussitôt, comme une sorte de rituel : “Je crois que le champagne s’impatiente !” On discutait de tout et de rien, et puis on passait à table, on dînait à l’extérieur sur la terrasse…
— Parliez-vous de sa carrière de chanteur, des films qu’il avait tournés, des personnalités qu’il connaissait ?
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