Le ciel ne peut l'abandonner maintenant. Pas après avoir fugué, avoir parcouru plus de vingt kilomètres en pleine nuit, avoir abandonné son chien, sans parler de sa mère. Combien de fois lui a-t-on expliqué que l'effort est toujours récompensé et que la ténacité est une des meilleures qualités ? Arthur décide donc d'être confiant. Mais l'une des caractéristiques du sort, c'est qu'il est parfaitement imprévisible. Le nuage s'allonge donc un peu plus et la lune n'a jamais l'occasion de montrer sa belle tête ronde. Pas de lune. Pas de rayon. Pas de passage. Pas de Minimoy. Pas de Sélénia. Voilà comment on peut résumer la situation.
Arthur, le nez en l'air, n'en croit pas ses yeux. Lui qui aime tant la nature se trouve ainsi trahi par elle. Il en a les jambes coupées. Archibald tapote nerveusement sa montre pour s'assurer que cette dernière n'est pas en train de lui faire une sale blague. Mais il n'en est rien et sa fidèle tocante lui indique bien minuit et une minute. L'aventure s'arrête donc ici, avant même d'avoir commencé. Arthur est hébété, anéanti. Il n'a même pas le courage de battre des bras, geste que l'on fait habituellement pour exprimer son désarroi. Le chef des guerriers est bien embêté par cette situation. Laisser tomber ses frères minimoys n'est pas une idée qui l'enchante. Il sait à quel point il faut respecter les mouvements de la nature, et que donc ce nuage avait une bonne raison d'être là, mais cela ne l'empêche pas de maudire quelques instants ce stupide cumulus, qu'il n'hésite pas à traiter de nimbus.
Les jambes d'Arthur commencent à flageoler. La fatigue et la déception sont trop fortes pour soutenir davantage son petit corps. Le grand guerrier prononce alors quelques paroles dans sa langue natale, et il n'y a guère qu'Archibald pour comprendre ce qu'il dit.
- Qu'est-ce qu'il se passe ? Pourquoi s'agitent-ils tous comme ça ? demande Arthur.
Archibald se racle la gorge, comme on le fait souvent pour annoncer une nouvelle, sans véritablement savoir si elle est bonne.
- Ils vont te faire passer par les racines, dit le grand-père. Arthur, intrigué, regarde les guerriers : chacun défait la liane qu'il a autour de la taille. Le chef récupère les cinq racines allongées et les regroupe, on dirait maintenant une longue tresse. Il s'approche d'Arthur et, du haut de ses deux mètres trente-neuf, plante son regard dans celui de l'enfant.
- Nous n'utilisons presque jamais ce procédé pour passer dans le monde des Minimoys, seulement en cas d'urgence. Mais là, en l'occurrence, il nous semble qu'il y a urgence, lui dit simplement le chef, avant de commencer à l'enrouler de lianes, des pieds à la tête.
- Ce n'est pas trop dangereux, tout de même ? s'inquiète Archibald tout en sachant qu'il n'arrêtera pas le cours des choses.
- Chaque aventure a sa part de danger, Archibald. Chaque expérience sa part d'inconnu, lui répond le chef avec sérénité.
- Oui, bien sûr ! lâche le grand-père, comme pour se rassurer, alors que ses dents claquent déjà, de peur de voir son petit- fils disparaître à tout jamais.
Une fois les lianes bien serrées autour d'Arthur, le chef matassalaï sort une petite fiole qu'il porte à la ceinture. Rien qu'à voir les précautions qu'il prend pour ouvrir le récipient, on en déduit qu'il ne doit pas l'utiliser souvent.
- Tu vas rejoindre le monde des Minimoys, mais souviens- toi : il te faudra sortir par la lunette et il te faudra absolument sortir avant midi, sinon tu seras prisonnier de ton corps pour toujours, lui explique le chef.
L'idée de passer sa vie aux côtés de Sélénia est un sentiment qui enchante évidemment Arthur. Par contre, imaginer qu'il ne pourra plus jamais voir Archibald, Marguerite, Alfred le chien, sa mère et même son père, si rabougri soit-il, imaginer tout cela le fait paniquer. Mais à la vitesse à laquelle le guerrier l'a saucissonné, il n'a, de toute façon, plus guère le choix.
Le chef approche doucement la fiole au-dessus de la tête de l'enfant, prononce quelques incantations dans un dialecte des moins courants, puis verse quelques gouttes sur son crâne. On dirait un baptême. Sauf qu'ici l'eau n'est pas bénite, mais magique. Le liquide court à toute vitesse le long des lianes, comme un serpent lumineux qui s'enroule autour de sa proie, laissant sur son passage une traînée d'étoiles étincelantes de mille et une couleurs.
Arthur en est bouche bée, épaté par tant de beauté et de magie. Mais il sourit un peu moins quand il constate que, sous l'effet du liquide, les lianes commencent à rétrécir et lui avec. Archibald se tient le visage. Il a déjà vu ce rituel mais jamais sur son petit-fils.
Arthur rétrécit, comme dans un corset serré par Hercule en personne. L'enfant n'a même plus assez d'air pour crier au secours. Les lianes se tordent, s'agrippent, se contorsionnent, se nouent autour de ce petit corps qui diminue à vue d'œil, comme une bouteille en plastique qu'on vide de son air avant de la jeter à la poubelle.
- Ne t'inquiète pas. Les racines boivent seulement l'eau de ton corps. Elles te laissent tout le reste, commente le chef, comme s'il faisait cuire un champignon.
Arthur aimerait bien faire un commentaire, mais il est incapable de remuer le moindre muscle. De plus, les racines commencent à l'étouffer et à le recouvrir complètement. Sa bouche n'est bientôt même plus visible.
- Tout ceci est normal, n'est-ce pas ? s'inquiète Archibald, au bord de l'évanouissement.
- Nous n'avons jamais essayé avec un enfant, mais Arthur est solide. Il résistera sûrement, répond le chef, toujours aussi direct.
- Aah ?! répond le grand-père comme s'il était rassuré. Mais il ne doit pas l'être vraiment puisqu'il tombe dans les pommes. Malheureusement les Matassalaïs n'ont pas le temps de s'occuper du vieil homme et puis, de toute façon, les pommes n'ont jamais fait de mal à personne. C'est très bon, les pommes.
Priorité à Arthur qui maintenant est totalement invisible, étranglé de partout par les lianes qui ne forment plus à présent qu'une seule et même racine, comme une longue et fine tresse végétale.
L'un des guerriers attrape à deux mains le bambou qui lui servait de canne et commence à frapper le sol, à la recherche d'un terrain plus tendre. Le sol est assez rocailleux et il est obligé de s'éloigner de la lunette qui situe l'entrée du village minimoy. Le guerrier s'éloigne encore et encore, incapable de trouver un endroit où planter son bambou.
Du coup, tous les guerriers se mettent à chercher en tapant du pied un peu partout. Finalement, le chef a plus de chance que les autres, ou une meilleure connaissance. Il a trouvé un terrain meuble. Le guerrier s'approche, brandit son bambou à deux mains et le plante avec force dans le sol. Le morceau de bois s'enfonce d'au moins soixante centimètres.
Les guerriers regardent leur chef qui semble satisfait. Il attrape la liane retenant toujours Arthur, aussi épais qu'un fil de fer, et la glisse dans le bambou. Une fois la liane enfoncée jusqu'au bout, le chef matassalaï sort une deuxième fiole de couleur rose. Il profère deux, trois incantations, que l'on pourrait grossièrement traduire par : « Même la plus belle des fleurs aura toujours besoin d'eau », puis il verse tout le contenu de la fiole dans le bambou. Le produit coule le long de la liane, la recouvrant au fur et à mesure d'une fine couche de glace. On dirait le sucre glacé qu'on trouve fréquemment sur les beignets de la boulangère.
Sur ordre du chef, le guerrier assène un dernier coup sur le bambou, histoire de l'enfoncer un peu plus.
Chapitre 10
A l'autre bout, à près d'un mètre sous terre, un énorme bambou, mesurant à cette échelle un diamètre colossal, apparaît au plafond d'une grande salle, très colorée. À en juger par le mobilier, il s'agit d'une chambre à coucher, car il n'y a qu'un lit qui occupe les deux tiers de la pièce. Tissus soyeux aux murs, coussins fleuris en soie de chenille élevée sous la mère, gigantesques duvets d'oie qui font office de moquette, plus épaisse qu'une tranche de pain de mie.
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