— Ça, c’est sûr, renchérit Mellberg.
Patrik hocha la tête. Avec le recul, il était facile de se montrer avisé, mais Gösta avait raison. Des marques de pneus menaient à la maison d’Einar et Helga, et en partaient. En revanche, il n’y avait rien devant la maison de Marta et Jonas, pas de traces de pas ni de voiture. Ils avaient peut-être cru que leur maison était surveillée par la police. Patrik sentit son malaise grandir. Étant donné la théorie incroyable qui avait commencé à prendre forme, comment savoir ce qui les attendait ?
Martin ouvrit la porte d’entrée et entra dans le vestibule.
Ils pénétrèrent en silence, sans s’annoncer, en regardant attentivement autour d’eux. Une sorte de vide planait sur les pièces, et Patrik se dit que tous ceux qui le pouvaient étaient déjà partis d’ici. Ce serait leur prochaine tâche : localiser quatre personnes portées disparues, certaines de leur plein gré, d’autres pas. Il fallait espérer que tous seraient en vie, mais il en doutait.
— OK, Martin et moi, on monte, dit-il. Vous, vous restez au rez-de-chaussée au cas où, contre toute attente, quelqu’un arriverait.
À chaque pas, Patrik était de plus en plus certain qu’un drame s’était produit, et tout son être semblait redouter ce qu’il allait découvrir à l’étage. Mais ses pieds continuèrent d’avancer.
— Chut, dit-il en tendant un bras pour stopper Martin sur le point de le doubler. On ne sait jamais, autant se tenir prêt.
Il dégaina son pistolet et débloqua le cran de sûreté, et Martin suivit son exemple. Les armes à la main, ils montèrent doucement les quelques marches restantes. Les premières pièces qui donnaient sur le couloir étaient vides, ils poursuivirent jusqu’à la chambre du fond.
— Oh putain, dit Patrik en baissant son arme.
Son cerveau enregistra ce qu’il voyait, mais ne parvint pas à l’assimiler.
— Oh putain ! répéta Martin derrière lui, avant de reculer de quelques pas pour vomir dans le couloir.
— On n’entre pas, dit Patrik.
Il s’était arrêté sur le pas de la porte et observait la scène macabre. Einar était en position assise dans le lit. Ses moignons de jambes étaient posés sur la couverture et ses bras pendaient mollement le long de son corps. Une seringue était posée à côté de son bras, qui avait sûrement contenu de la kétamine. Ses orbites étaient vides et béantes. Cela semblait avoir été fait à la hâte, l’acide avait aussi rongé ses joues et sa poitrine. Du sang avait coulé de ses oreilles, et sa bouche n’était qu’une grimace barbouillée de rouge.
À gauche du lit, la télé était allumée et Patrik réalisa alors ce qui se déroulait sur l’écran. Incapable d’articuler un mot, il pointa un doigt sur l’appareil, puis entendit Martin déglutir derrière lui.
— Putain, mais c’est quoi ce truc ?
— Je crois que nous avons trouvé une partie des DVD qui manquaient sous la grange.
Elle en avait marre de leurs questions. Berit et Tony demandaient sans arrêt comment elle allait, si elle était triste. Elle ne savait pas quoi répondre, ne savait pas ce qu’ils voulaient entendre, alors elle se taisait.
Et elle se tenait à carreau. Malgré toutes les heures passées dans la cave, obligée de manger dans une gamelle comme un chien, elle avait toujours su que son papa et sa maman la protégeraient. Ce que ne feraient pas Berit et Tony. Ils pourraient très bien la renvoyer si elle se conduisait mal. Or, elle voulait rester ici. Pas parce qu’elle se sentait bien chez les Wallander ou à la ferme, mais parce qu’elle voulait être avec Tess.
Dès le premier instant, elles s’étaient reconnues l’une dans l’autre. Elles étaient pareilles. Et elle avait tant appris aux côtés de Tess. Elle était à la ferme depuis six ans maintenant, et elle avait parfois du mal à maîtriser sa rage. Elle brûlait d’envie de voir la douleur dans les yeux d’un autre, la sensation lui manquait, mais avec l’aide de Tess elle avait compris comment refouler ses pulsions et se cacher derrière une façade de normalité.
Quand l’envie devenait trop forte, il y avait les animaux. Elles faisaient toujours en sorte qu’on puisse attribuer leurs blessures à une autre cause. Berit et Tony ne soupçonnaient rien, ils se lamentaient seulement de la malchance qui les poursuivait. Ils ne comprenaient pas que Tess et elle avaient veillé la vache malade parce qu’elles se délectaient de voir les tourments de la bête, de voir la flamme dans ses yeux s’éteindre lentement. Ils étaient si bêtes, si naïfs.
Tess savait beaucoup mieux qu’elle se fondre dans le paysage sans se faire remarquer. La nuit, elle parlait en chuchotant du feu, de l’euphorie de voir quelque chose partir en flammes. Elle disait qu’elle pouvait tenir cette envie-là dans sa main et la serrer fort jusqu’à ne plus risquer d’être démasquée si elle la libérait.
C’étaient les nuits qu’elle préférait. Dès le premier jour, Tess et elle avaient partagé le même lit. Au début, en quête de chaleur et de sécurité, mais peu à peu, autre chose était venu s’interposer. Une vibration qui se propageait quand leurs peaux se touchaient sous la couverture. Elles avaient commencé à s’explorer mutuellement. D’abord hésitantes, elles avaient laissé leurs doigts courir sur des formes inconnues, jusqu’à connaître chaque millimètre du corps de l’autre.
Elle ne savait pas comment décrire la sensation. Était-ce de l’amour ? Elle ne pensait pas avoir jamais aimé quelqu’un, ni haï non plus. Maman croyait probablement que c’était le cas, mais elle se trompait. Elle ne ressentait aucune haine, seulement de l’indifférence envers ce que les autres semblaient estimer important dans la vie. Tess, en revanche, savait haïr. Parfois elle voyait la haine étinceler dans ses yeux, elle la percevait dans sa voix méprisante quand elle parlait de gens qui leur avaient fait du mal. Tess posait beaucoup de questions : sur son père, sa mère, son petit frère. Et sur sa grand-mère maternelle. Après la visite de cette dernière, Tess en avait parlé pendant des semaines, et lui avait demandé si elle faisait partie de ceux qui méritaient d’être punis. Pour sa part, elle avait du mal à comprendre cette rage. Elle ne détestait aucun membre de sa famille, ils lui étaient indifférents, voilà tout. Ils avaient cessé d’exister à l’instant où elle était arrivée chez Berit et Tony. Ils étaient son passé. Tess était son avenir.
De son ancienne vie, elle ne voulait conserver que les histoires du cirque que son père lui racontait. Tous les noms, les villes et les pays, les animaux et les artistes, les odeurs, les bruits, les couleurs qui avaient fait du cirque un feu d’artifice magique. Tess adorait les écouter. Elle voulait les entendre tous les soirs, et elle posait tout un tas de questions : sur les circassiens, comment ils vivaient, comment ils parlaient, et elle buvait littéralement ses réponses.
Plus elles apprenaient à connaître le corps l’une de l’autre, plus elle voulait raconter. Elle voulait rendre Tess heureuse, et les histoires de son père étaient comme un cadeau.
Toute son existence tournait désormais autour de Tess et elle comprenait de plus en plus qu’elle s’était comportée comme un animal. Tess lui expliquait le fonctionnement de la vraie vie. Elles ne seraient jamais faibles, elles ne se laisseraient jamais guider par ce qu’elles portaient en elles. Elles devaient apprendre la maîtrise de soi, attendre le bon moment. C’était difficile, mais elle s’y entraînait, et se sentait récompensée chaque soir en se glissant entre les bras de Tess et en sentant sa chaleur se répandre dans son corps, les doigts de Tess sur sa peau, l’haleine de Tess dans ses cheveux.
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