— Nestor Mendoza, vingt-deux ans. Une petite frappe d’El Barrio. Irascible et impulsif, il venait de purger trois ans à Rikers.
— Pourquoi n’a-t-on pas réussi à le serrer ?
L’Asiatique haussa les épaules.
— Parce qu’il s’est tiré, qu’est-ce que tu crois ! Il a de la famille à San Antonio, mais on n’a jamais retrouvé sa trace.
— D’habitude, pour des tueurs de flic, on se montre un peu plus obstiné, non ?
— On le coincera un jour ou l’autre lors d’un contrôle routier, ou on retrouvera son cadavre après une rixe dans les rues de Little Havana. Dis-moi plutôt pourquoi tu t’intéresses à la mort de Sotomayor.
Wu était un agent avisé. Madeline savait très bien que s’il acceptait de lui refiler quelques infos, c’était uniquement par utilitarisme. Parce qu’elle était une flic compétente et qu’il pensait que, si elle avait flairé une piste prometteuse, il en serait le premier bénéficiaire.
— Je crois que la mort de Sotomayor est liée à une autre affaire, confia-t-elle.
— Laquelle ?
— À toi de me le dire, répondit-elle.
Wu n’aurait jamais fait le déplacement s’il n’avait pas eu plus de flèches dans son carquois.
— Tu penses à son frère, c’est ça ?
Son frère ? Quel frère ? Madeline sentit l’adrénaline monter en elle.
— Dis-moi ce que tu sais, s’agaça-t-elle.
L’agent fédéral réajusta ses lunettes argentées. Chacun de ses gestes, de ses déplacements, semblait obéir à une mystérieuse chorégraphie dont on avait l’impression qu’elle avait été répétée à l’avance.
— J’ai découvert un truc étrange en grattant sur Sotomayor. Il avait un frère plus jeune, Reuben, un prof d’histoire à l’UF [30] University of Florida.
.
— Un demi-frère, alors, tu veux dire ?
— Je n’en sais rien. Le fait est qu’en 2011 Reuben Sotomayor a été retrouvé assassiné dans un parc de Gainesville où il avait l’habitude de faire son jogging.
— De quelle manière ?
— Version sauvage : battu à mort, massacré à coups de batte de base-ball.
Wu déplia la feuille qu’il tenait entre les mains.
— On a arrêté un SDF qui dormait parfois dans le parc, Yiannis Perahia. Il s’est défendu mollement. Le type était psychotique et passait d’hôpital en foyer depuis des années. Perahia a plus ou moins avoué et dans la foulée a été condamné à trente ans de réclusion. Bref, une affaire sordide, mais rapidement bouclée. Jusqu’à ce que, l’an dernier, Transparency Project décide de venir foutre la merde.
— L’organisation qui lutte contre les erreurs judiciaires ?
— Ouais. Encore une fois, ils ont essayé de nous bousiller une procédure en trouvant une juge qui accepte de délivrer une ordonnance pour refaire des tests ADN plus précis.
— Sous quel motif ?
— Toujours le même discours : des aveux qui auraient été extorqués à une personne fragile et les progrès de la science qui permettraient d’identifier un fragment d’ADN qu’on aurait laissé passer auparavant.
Madeline secoua la tête.
— Quels progrès de la science ? En quatre ans ?
— C’est des conneries, je suis d’accord. Enfin, pas tout à fait quand même. Avec les nouvelles techniques d’amplification de l’ADN, on peut…
— Je sais tout ça, le coupa-t-elle.
— Bref, on a fait de nouveaux tests qui ont innocenté le SDF.
Madeline comprit que Wu ménageait son petit suspense.
— Innocenté pour quelle raison ? demanda-t-elle.
— Parce qu’on a retrouvé sur le survêtement de Reuben un ADN qu’on n’avait pas relevé avant.
— Et l’ADN était fiché, n’est-ce pas ?
— Ouais. C’était même celui d’un flic : Adriano Sotomayor.
Madeline prit quelques secondes pour encaisser la révélation.
— Qu’est-ce qu’on en a conclu ? Que Sotomayor avait trucidé son frérot ?
— Peut-être, mais peut-être pas. Ça pouvait tout aussi bien être des traces de contact qu’il est en plus très difficile de dater.
— Tu sais si les deux frères se fréquentaient ?
— Aucune idée. Comme entre-temps Adriano était mort, on n’a pas relancé l’enquête.
— Donc l’histoire s’arrête là ?
— Malheureusement. Maintenant, à ton tour, lâche-moi un truc, Maddie ! Dis-moi sur quoi tu enquêtes.
Madeline tint bon et secoua la tête. Pas question pour le moment de lui parler de Lorenz. Et encore moins du Roi des aulnes.
Le dandy ne chercha pas à masquer sa déception et se leva en soupirant.
— Continue à creuser l’affaire Sotomayor, lui conseilla Madeline.
Wu réajusta son trench-coat et son sourire. Comme dans le plan d’un film, ses gestes donnaient l’impression de ralentir le temps.
Il fit à la jeune femme un petit signe de la main et s’éloigna pour retrouver les siens.
Avec le soleil de face et le Yumeji’s Theme dans le dos.
Chacun se croit seul en enfer, et c’est cela l’enfer.
René GIRARD
[31] René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1977.
1.
Une odeur exquise de pain au maïs flottait dans le restaurant.
Pour se protéger du froid, Gaspard avait trouvé refuge au Blue Peacock, l’un des temples de la soul food à Harlem. En semaine, l’établissement n’ouvrait ses portes qu’à l’heure du déjeuner, mais le week-end, dès 10 heures, vous pouviez y déguster de copieux brunchs à base de poulet frit, de patates douces aux épices et de pain perdu au caramel.
Il s’était installé près de l’entrée, sur l’un des tabourets qui entouraient un comptoir en forme de fer à cheval. L’ambiance était déjà très animée et conviviale : des touristes, des familles bobo du quartier, de jolies filles qui sirotaient des cocktails portant des noms poétiques, de vieux Blacks sapés comme Robert Johnson ou Thelonious Monk.
Gaspard leva la main pour attirer l’attention du barman. Il avait très envie d’un scotch, mais commanda à la place un rooibos bio dégueulasse. Il se consola en engloutissant un beignet fourré aux bananes plantains. Ce n’est qu’une fois rassasié qu’il eut l’impression que les rouages de son cerveau se dégrippaient. Il repensa d’abord à ce que lui avait révélé André Langlois. Pourquoi Sean Lorenz avait-il arraché le tapis de la vieille voiture d’Adriano Sotomayor ? Et surtout, que comptait-il en faire ?
Objectivement, il n’y avait pas une foule de solutions. Une seule s’imposait : Lorenz voulait en faire analyser les fibres. Mais pour y trouver quoi ? Sans doute du sang ou d’autres matières génétiques.
Gaspard plissa les yeux. En filigrane, une autre histoire se dessinait. À l’opposé de celle qu’il avait d’abord imaginée et à laquelle il avait voulu croire. Sean Lorenz n’avait peut-être jamais demandé son aide à Sotomayor. Peut-être même avait-il soupçonné son ancien ami d’avoir tenu un rôle dans l’enlèvement de son fils. Une hypothèse folle traversa son esprit : Sotomayor était le complice de Beatriz Muñoz. Un tel scénario tenait-il la route ?
Une séquence muette défila dans sa tête comme s’il visionnait des rushes. Beatriz conduisant son fourgon avec le petit Julian à l’arrière/La main du gamin en sang après avoir été amputée d’un doigt/Le fourgon arrivant sur les berges de l’estuaire de Newtown Creek avant de se garer à côté d’une Dodge Charger/Sotomayor descendant de sa voiture et aidant Muñoz à charger l’enfant dans son coffre/Le doudou de Julian, maculé de sang, oublié sur les pavés…
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