Nuit après nuit, couché près de Marie qui respirait doucement, il luttait pour refouler la sensation de la main de Wendy sur sa peau, pour cesser d’imaginer la douceur de ses lèvres. Durant ces heures d’insomnie, il se demandait : Est-ce cela que je veux ? Une vie avec Marie, est-ce vraiment ce que je désire ? Chaque fois, il parvenait à la même réponse.
C’est ce que j’ai .
Ils firent l’amour encore une fois avant la fin. Lennon ne dormait plus et ne pouvait expliquer pourquoi, mais Marie devinait qu’il se passait quelque chose de grave. Ce soir-là, ils étaient allongés l’un contre l’autre ; il avait posé la tête sur son sein, espérant désespérément que la tiédeur de sa chair l’apaiserait et lui rendrait la raison. Ils se rapprochèrent d’un même élan, tout naturellement, comme ils l’avaient fait des centaines de fois. Marie le caressa tandis qu’il l’embrassait, repoussait sa chemise de nuit, puis l’ôtait complètement au moment où elle se glissait sous lui. Il la pénétra et ils adoptèrent le rythme calme des corps qui se connaissent bien. Quand il sentit monter la jouissance, il essaya de ne pas imaginer Wendy à la même place, ses yeux fermés, sa bouche offerte. Il enfouit son visage dans l’épaule de Marie pour chasser l’image.
Ils restèrent enlacés et silencieux. Lorsqu’ils se séparèrent, Lennon vit qu’elle pleurait. Il suivit du doigt la trace de ses larmes.
« Qu’est-ce qu’il y a ? souffla-t-il.
— Rien. On y arrive bien, hein ?
— À quoi ? »
Elle sortit du lit et s’enveloppa dans son peignoir. « À faire semblant quand il le faut. »
Il la regarda passer dans la salle de bains et eut soudain honte d’être nu.
Il faisait gris et froid dehors. Une pluie hésitante mouillait la fenêtre. Six semaines, annonça-t-elle. Ajoutant que cela les aiderait peut-être à se retrouver, à panser les blessures qui les avaient séparés. Lennon sourit et la prit contre lui, l’assura que tout irait bien alors que la panique explosait dans ses tripes.
Il ne pouvait pas plus être père que chirurgien ou prêtre. Ce serait forcément un échec. Il décevrait l’enfant, tout comme son propre père l’avait déçu. Pourtant, il serra Marie dans ses bras et lui mentit tandis que son âme se délitait.
Lennon revint brusquement à la réalité. Une brise entrait par la portière ouverte de l’Audi, de l’air frais qui se frayait un chemin dans une rue déserte. Quelque chose remua à la périphérie de sa vision. Tournant la tête, il vit une vieille Peugeot 306 qui le doublait et s’arrêtait le long du trottoir. Le moteur peinait à développer la puissance exigée par un jeune conducteur qui avait abaissé la suspension et équipé le véhicule de jantes alliage et de pneus taille basse. Les vitres arrière étaient obscurcies, un bandeau s’étirait en travers du pare-brise. Lennon distingua trois silhouettes à l’intérieur, portant toutes des maillots Rangers.
Il songea à rentrer ses jambes dans l’Audi et à fermer la portière. Mais sa colère refusait d’obtempérer. Les trois occupants de la 306 étaient chaussés de tennis et vêtus de pantalons de survêtement, comme le jeune garçon dont Lennon avait examiné le corps dans une arrière-cour à moins de deux kilomètres de distance. Là-bas, pourtant, c’était une autre planète ; ici, ce même garçon devenait un extraterrestre, et peu importait qu’ils s’habillent tous de manière identique et parlent un langage commun. Leurs maillots étaient de couleurs différentes, voilà tout.
« Salut », lança le conducteur.
C’était en général celui qui commandait. Lennon ne répondit pas et le tint plus particulièrement à l’œil pendant qu’il s’approchait de l’Audi avec les deux autres.
« Vous êtes perdu ?
— Non.
— Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Rien. »
Les amis du conducteur passèrent derrière l’Audi. L’un d’eux se pencha sur le coffre et essaya de l’ouvrir.
« Vous êtes d’où ? demanda le conducteur.
— D’ailleurs, répliqua Lennon. Dis à ton pote de ne pas toucher ma bagnole sinon je lui défonce la tête.
— Hein ?
— Tu as entendu. »
Le conducteur ricana. « Hé, Darren. Ramène-toi ! »
Lennon glissa une main sous sa veste et ôta la sécurité.
Darren rejoignit son chef. C’était un grand costaud aux joues rouges, avec de petits yeux de cochon et des cheveux blonds coupés en brosse. « Quoi ? »
Le conducteur désigna Lennon. « Il dit qu’il va te défoncer la tête si tu touches à sa caisse. »
Darren posa une main sur le toit de l’Audi et se pencha vers Lennon. Il sentait la mauvaise piquette que buvait la racaille de son espèce. « Vous allez faire quoi ?
— Ôte tes sales paluches de ma voiture, sinon je t’explose le nez. Toi et tes copains. Foutez le camp.
— Votre voiture ? » rétorqua Darren. Il sortit un couteau de sa poche. « C’est ma voiture. Du large. »
En un seul geste, Lennon l’attrapa par le poignet et lui appuya un pistolet sous le menton, le Glock 17 qu’il serrait dans sa main droite depuis que le conducteur avait appelé son comparse.
« Lâche ton couteau, connard. »
Un liquide chaud éclaboussa les chevilles de Lennon, tandis qu’une tache sombre s’étalait à l’endroit de l’entrejambe sur le survêtement de Darren. Le couteau rebondit sur le trottoir et disparut derrière l’Audi. Le conducteur partit en courant vers la Peugeot.
« Qu’est-ce qui se passe ? » lui lança le troisième jeune.
Le moteur trafiqué de la Peugeot démarra en toussant, les pneus hurlèrent en patinant sur l’asphalte. Puis la voiture s’arracha en manquant de heurter l’Audi. Lennon la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse au coin de la rue.
Darren pleurait. L’autre jeune s’approcha, vit le pistolet, et prit ses jambes à son cou.
« Ça nous laisse seuls tous les deux, Darren », dit Lennon.
Darren pleurnichait. Il sentait la mauvaise sueur et l’urine.
« Tes copains et toi, reprit Lennon, vous vous dites loyalistes. Hein ? »
Darren ne répondit pas. Lennon appuya plus fort le canon du Glock dans les replis de la peau, sous le menton.
« Réponds-moi.
— Oui.
— C’est drôle, parce qu’ils ne m’ont pas l’air très loyaux, tes copains. Et toi ? Tu es loyal ? »
Le pistolet enfoncé dans le cou, Darren toussa. Il avait le nez qui coulait. Un filet de morve tomba sur la manche de Lennon.
« Réponds-moi.
— Je sais pas, dit Darren, la voix étranglée.
— Vous n’êtes que des petites merdes, continua Lennon. Vous volez les gens de votre propre camp. Ils se taisent à cause de vos menaces et de vos manœuvres d’intimidation. Vous vous foutez de tout, sauf de jouer les caïds et de vous remplir les poches en vous sucrant sur le dos de vos semblables. Si vous pouvez vous prétendre loyalistes, c’est parce que les lavettes qui devraient vous remettre dans le droit chemin n’ont ni l’intelligence ni les couilles de le faire. Et après, les gens se demandent pourquoi les républicains vous ont donné du fil à retordre pendant tant d’années.
— S’il vous plaît, gémit Darren.
— S’il vous plaît, quoi ?
— Ne tirez pas. »
Lennon hésitait entre la pitié et le mépris. « Trouve-moi une bonne raison. »
Darren ouvrit la bouche, la referma. Il cherchait quelque chose à invoquer pour sauver sa peau. « Je… Pardon, dit-il en grimaçant comme un enfant qui espère échapper à une punition.
— Pardon pour quoi ?
— Je sais pas. »
Le rire de Lennon, tranchant comme du papier, mourut dans sa gorge. « Les enfoirés de ton genre ont veillé à ce qu’il ne reste personne ici pour avertir la police, personne pour oser parler. On ne voit jamais rien, on n’entend rien. Tu sais ce que ça veut dire ? »
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