Le pacte fut brisé un an auparavant, quand Roscoe fit savoir à Dan Hewitt que Marie et Ellen étaient cachées dans un de ses appartements. La trahison lui valut un passage à tabac. Mais il restait utile à Lennon, sans quoi il aurait connu pire châtiment.
« Un tigre ne peut pas changer de peau, déclara sentencieusement Roscoe.
— Un léopard, tu veux dire.
— Bref, on s’en fout. En tout cas, oui, les Mawhinney faisaient bosser des putes.
— Quel genre ? demanda Lennon. Trafic ?
— Ouais, dit Roscoe. Des salopards de première. Moi, je me mets pas dans ces conneries-là. Rien que des plans louches, avec des types louches. Je te le répète, ils ont eu que ce qu’ils méritaient.
— Ces types louches, reprit Lennon, ce ne seraient pas des Lituaniens ?
— Tout juste.
— Et parmi eux, il y avait Tomas Strazdas. Tu l’as croisé ?
— Deux ou trois fois. Un petit roquet avec une grande gueule et qui sortait tout de suite les poings. Enfin, plus maintenant.
— Plus maintenant, répéta Lennon. Sam Mawhinney lui a tranché la gorge, et ensuite il s’est fait exploser la cervelle.
— Non, dit Roscoe.
— Non, quoi ?
— C’est pas Sam Mawhinney qui lui a tranché la gorge, dit Roscoe. C’est une fille.
— Une fille ? » Lennon se pencha plus près. « Une prostituée ?
— Ouais, une pute, dit Roscoe. Elle l’a égorgé, et après elle s’est tirée. Les Baltes ont fait porter le chapeau à Sam et l’ont buté. Du coup, Mark Mawhinney a essayé de s’en prendre aux Baltes pour venger son frère. J’ai entendu dire qu’il s’était fait broyer le cou. »
Roscoe se tut et se mit à rire. « Putain, tu sais vraiment que dalle, hein ?
— Non, fit Lennon, que la situation n’amusait pas du tout. Éclaire-moi.
— Mark racontait partout qu’il voulait se venger. Son pote Jim Pollock lui a fait savoir qu’un gros malabar allait venir pour acheter du matos. Faut croire que Mark n’a pas assuré, parce que le malabar l’a buté et s’est cassé.
— Le malabar ?
— Herkel, ou Hercules, quelque chose comme ça. Un colosse capable d’écraser n’importe qui comme une chiure d’oiseau. Il bosse pour le frère du mort.
— Herkus, dit Lennon, se rappelant sa conversation avec Dan Hewitt.
— Ouais, peut-être. En tout cas, il cherche la fille comme un malade. Il a fait passer l’info par Gordie Maxwell, avec du pognon à la clé et tout.
— Elle a été vue quelque part ?
— Il paraît qu’elle serait partie avec un type qui fréquente régulièrement les putes. » Roscoe sourit. « C’est peut-être toi. »
Lennon ne releva pas et jeta sa cigarette sur le terrain mouillé. « Si tu me contactes dès que tu apprends quelque chose, je considérerai que j’ai une dette envers toi.
— Ça pourrait se faire, dit Roscoe. Qu’est-ce que j’y gagne ?
— Je ne dis pas à ta gonzesse ce que tu penses de ses talents culinaires. »
Roscoe grimaça. « Connard.
— J’attends de tes nouvelles, fit Lennon en retournant à sa voiture d’un pas incertain dans la neige.
— Va te faire mettre », lança Roscoe dans son dos.
Lennon s’installa au volant de l’Audi. Il tourna la clé dans le contact et actionna les essuie-glaces pour évacuer la neige qui obstruait le pare-brise.
L’horloge du tableau de bord indiquait pas loin d’une heure. Il avait prévu de repasser chez Susan au moment du déjeuner pour voir Ellen. Mais le bureau de Gordie Maxwell se trouvait à l’autre bout de la ville.
Une fille, avait dit Roscoe. Tout ça à cause d’une prostituée qui s’était échappée. Lennon sortit le passeport de sa poche et examina la photo, même s’il était peu probable que ce soit elle. Avait-elle quitté la ville ? Où en était Herkus de ses recherches ?
Il composa le numéro de l’accueil à son commissariat. Moffat répondit.
« Je veux que tu fasses circuler le mot, dit Lennon. Herkus Katilius. Mets tout le monde sur le coup. Et débrouille-toi pour fournir le numéro d’immatriculation de sa voiture.
— Qu’est-ce que je donne comme explication ? demanda Moffat.
— Rien, pour l’instant. Dis seulement qu’il faut inventer une raison quelconque pour l’embarquer. Si on le serre, appelle-moi tout de suite pour que je puisse me rendre sur les lieux. Et préviens qu’il est dangereux.
— Pas de problème, dit Moffat. Au fait, j’ai entendu des bruits du côté de la hiérarchie. Il n’y a pas eu de communiqué de presse, rien d’officiel encore, mais les quatre meurtres sont traités comme une seule affaire.
— Ça ne me surprend pas, répondit Lennon.
— Ce n’est pas tout, reprit Moffat. Apparemment, l’enquête va être confiée à la brigade de l’inspecteur chef Thompson. »
Lennon poussa un juron. « À moi, donc.
— Joyeux Noël », dit Moffat.
Lennon raccrocha et mit le moteur de l’Audi en route.
Dans le magasin de bricolage, Billy Crawford se dirigea droit vers la section Bâtiment à l’usage des professionnels. S’il avait pensé que la fille appellerait si vite, il se serait mieux préparé. Normalement, il fallait une ou deux semaines de sévices et de mauvais traitements avant qu’elles ne cèdent au désespoir et trouvent un moyen de téléphoner.
Mais cette fille-là était différente.
S’il avait su, il n’aurait pas établi le premier contact à la veille de Noël. Heureusement, l’idée lui était venue de vérifier l’état de ses outils avant qu’il ne soit trop tard. Il avait besoin de nouvelles lames pour sa scie à métaux 30 cm, d’un nouveau ciseau pour son marteau burineur pneumatique, et de ballast à béton.
La cave de sa maison avait un sol en linoléum, sur lequel étaient disposés quelques meubles autour de la caisse à outils. Si ce semblant de mobilier était déplacé, et le lino retiré, on trouverait au-dessous une surface en béton. Et, en regardant attentivement, on distinguerait cinq dalles, chacune d’un mètre carré environ, indiquant des trous creusés à cet endroit puis comblés.
Il restait assez d’espace pour encore cinq excavations. Une fois celles-ci rebouchées, il pourrait toujours se rabattre sur le jardin. La place ne manquait pas.
Le revêtement en béton, épais de cinq à huit centimètres seulement, était posé sur de la terre tassée. La première fois qu’il avait dû découper un carré, il s’était servi d’une scie à béton, mais la tâche s’était révélée ardue dans un espace aussi étroit, avec un outillage bien trop puissant pour ce qui n’était finalement qu’une opération assez simple. La deuxième fois, il s’était contenté de son marteau pneumatique, équipé d’un bon ciseau pour détacher les contours puis défoncer le carré. À la troisième occasion, il mit moins d’une heure à dégager la terre. Encore deux heures pour creuser, et c’était fait. Il suffisait ensuite de mélanger le béton et de combler le trou ainsi que son contenu.
Même en tenant compte de tout ce qu’il devait scier, s’il commençait à neuf heures du matin, il pouvait avoir terminé en début d’après-midi. Un travail fatigant, certes, mais pas plus que ne le serait une journée de travail sur un chantier de construction.
Il traversa le vaste magasin de Boucher Road en poussant son chariot plat. Les haut-parleurs diffusaient des airs de Noël, interrompus de temps à autre par des publicités déguisées en salutations festives. De rares clients erraient parmi les allées, tous des hommes d’âge mûr qui, faute de mieux, s’occuperaient à un projet de bricolage quelconque au cours des jours à venir.
Comme lui.
Il connaissait d’autres quincailleries dans son quartier, plus petites, où l’on était servi par des vendeurs aimables, mais même si elles avaient été ouvertes la veille de Noël, il serait venu ici. Il préférait l’anonymat des grandes surfaces. On scannait ses achats aux caisses automatiques et on payait sans être obligé d’adresser la parole à quiconque.
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