La lumière était allumée au numéro 23 : ceux qui habitaient là — ils s’appelaient Saubers d’après les recherches internet qu’il avait faites à la bibliothèque de la prison — étaient à la maison. Il regarda la fenêtre du haut, celle de droite, donnant sur l’allée, et se demanda à qui appartenait son ancienne chambre à présent. Sûrement à un gamin, et en ces temps de dégénérescence, un gamin qui préférait sans doute jouer sur son téléphone plutôt que de lire un livre.
Morris continua son chemin, tourna au coin de Elm Street et la remonta jusqu’au Centre Aéré (fermé maintenant depuis deux ans en raison de coupes budgétaires, selon ses recherches internet également), guetta les alentours, constata que les trottoirs étaient déserts des deux côtés et se dépêcha de rejoindre le mur de côté du Centre. Une fois derrière le bâtiment, il s’élança dans un trottinement laborieux à travers les terrains de basket — défraîchis mais toujours utilisés, apparemment — et le terrain de base-ball envahi par les herbes folles.
La lune était levée, presque pleine et assez lumineuse pour que son ombre se projette à côté de lui. En face se dressait un enchevêtrement de buissons et d’arbrisseaux chétifs aux branches entremêlées luttant pour se faire une place. Où était le chemin ? Il pensait être au bon endroit mais il ne le voyait pas. Il se mit à courir dans un sens puis dans l’autre le long de ce qui jadis avait été le champ droit du terrain de base-ball, tel un chien sur la trace d’une odeur insaisissable. Son cœur tournait à nouveau à plein régime, sa bouche sèche avait un goût de cuivre. Se balader dans son ancien quartier était une chose, mais traîner ici, derrière le Centre Aéré abandonné, en était une autre. C’était clairement un Comportement Suspect.
Il était sur le point de renoncer quand il vit un paquet de chips s’échapper en voletant d’un buisson. Il écarta le buisson et, bingo, le chemin était là, même s’il n’était plus que l’ombre de lui-même. C’était logique aux yeux de Morris. Quelques gamins devaient encore l’emprunter mais la fréquentation avait dû chuter après la fermeture du Centre. Et c’était tant mieux. Même si, se rappela-t-il, le Centre était resté ouvert pendant la plupart des années qu’il avait passées à Waynesville. Ça faisait beaucoup de passage à proximité de sa malle enterrée.
Il remonta le sentier, progressant lentement, s’immobilisant complètement à chaque fois que la lune disparaissait derrière un nuage, et repartant quand elle ressortait. Au bout de cinq minutes, il entendit le petit gloussement du ruisseau. Alors lui aussi était toujours là.
Morris s’avança sur la berge. Le ruisseau coulait à ciel ouvert et, avec la lune juste au-dessus, l’eau scintillait comme de la soie noire. Il repéra sans problème l’arbre sur l’autre rive, celui sous lequel il avait enterré la malle. L’arbre avait poussé en continuant à pencher par-dessus le ruisseau. Morris voyait quelques racines noueuses saillir à son pied avant de replonger dans la terre, mais sinon, rien ne semblait avoir bougé.
Morris traversa le ruisseau comme autrefois, passant de pierre en pierre et mouillant à peine ses chaussures. Il regarda une fois autour de lui et s’agenouilla sous l’arbre. Il savait qu’il était seul, s’il y avait eu quelqu’un d’autre dans le secteur, il l’aurait entendu, mais le coup d’œil furtif était un réflexe de prisonnier. Il entendit son souffle rauque racler dans sa gorge tandis qu’il arrachait l’herbe d’une main et se retenait à une racine de l’autre.
Il dégagea un petit cercle de terre et se mit à creuser, rejetant sur le côté cailloux et pierres lorsqu’il en déterrait. Il était enfoncé presque jusqu’au coude quand ses doigts touchèrent quelque chose de dur et lisse. Il reposa son front brûlant contre l’épaule noueuse d’une racine protubérante et ferma les yeux.
Toujours là.
Sa malle était toujours là.
Merci, mon Dieu.
Ça suffisait, du moins pour le moment. C’était le mieux qu’il pouvait faire et, oh, mon Dieu, quel soulagement. Il reboucha le trou et le recouvrit de feuilles mortes tombées l’automne dernier qu’il ramassa sur la berge du ruisseau. L’herbe repousserait vite — surtout par un temps doux comme celui-ci — et ça terminerait le boulot.
En un temps de plus grande liberté, il aurait continué à remonter le sentier jusqu’à Sycamore Street — l’arrêt de bus était plus près, par là —, mais pas aujourd’hui, parce que le jardin sur lequel le sentier débouchait appartenait aux Saubers à présent. Si l’un d’eux l’apercevait et appelait le 911, il serait sûrement de retour à Waynesville dès demain, peut-être même avec cinq ans de plus à purger que sa sentence initiale, juste pour lui porter chance.
Il fit donc demi-tour jusqu’à Birch Street, vérifia que les trottoirs étaient toujours déserts et marcha jusqu’à l’arrêt de bus de Garner Street. Il avait les jambes en coton et la main avec laquelle il avait creusé était écorchée et douloureuse, mais il se sentait léger comme une plume. Toujours là ! Il s’en doutait déjà mais la confirmation faisait tellement de bien.
De retour au Manoir aux Barges, il lava la terre de ses mains, se déshabilla et se coucha. L’immeuble était plus bruyant que jamais, mais pas aussi bruyant que l’aile D de Waynesville, surtout par une nuit comme celle-ci, quand la lune était presque pleine dans le ciel. Morris sombra presque aussitôt dans le sommeil.
Maintenant que la présence de la malle était confirmée, il fallait être prudent. Ce fut sa dernière pensée :
Plus prudent que jamais.
Ça fait presque un mois qu’il est prudent maintenant : se pointe au travail pile à l’heure tous les matins et rentre au Manoir aux Barges tous les soirs avec les poules. Le seul ancien de Waynesville qu’il ira voir, c’est Charlie Roberson, qui est sorti grâce aux tests ADN avec son aide, et Charlie n’est pas fiché comme complice notoire étant donné qu’il était innocent depuis le début. Du moins du crime pour lequel on l’avait enfermé.
Le chef de Morris au MACC est un connard de gros lard prétentieux à peine capable de se servir d’un ordi mais qui se fait probablement soixante mille dollars par an. Au moins soixante mille. Et Morris ? Onze dollars de l’heure, des coupons alimentaires et une piaule au huitième étage pas franchement plus grande que la cellule dans laquelle il a passé les soi-disant « plus belles années de sa vie ». Morris en mettrait pas sa main au feu, mais il serait pas étonné que son poste de travail soit sur écoute. Il a l’impression qu’aujourd’hui en Amérique, tout est sur écoute.
Sa vie est merdique, et à qui la faute ? Audience après audience, il avait répété sans hésiter à la Commission des Libérations Conditionnelles que c’était la sienne : il avait appris à jouer au jeu de la culpabilité avec Larsen l’Obscène. Plaider le regret est une nécessité. Si tu leur donnes pas du mea culpa en veux-tu en voilà, tu sortiras jamais, peu importe ce que racontera dans une lettre une salope rongée par le cancer espérant s’attirer les bonnes grâces de Jésus. Morris avait pas eu besoin de Duck pour lui expliquer ça. Il était pas tombé de la dernière pluie.
Mais est-ce que ç’avait vraiment été sa faute ?
Ou la faute de cet enfoiré, juste là-bas ?
De l’autre côté de la rue et quatre numéros plus loin que le banc où Morris est assis, avec sur les genoux les restes du bagel qu’il arrive pas à terminer, un chauve obèse sort en majesté de Halliday Rare Editions après avoir tourné l’écriteau sur la porte côté FERMÉ. C’est la troisième fois que Morris observe ce petit rituel de midi, parce que le mardi, il est d’après-midi au MACC. Il ira à une heure et travaillera à la mise à jour du vieux système de classement des fichiers jusqu’à quatre. (Morris ne doute pas que les gens qui font tourner cette boîte en savent un paquet sur l’art, la musique et le théâtre, mais ils connaissent que dalle au gestionnaire de tâches de Mac.) À quatre heures, il prendra le bus et rentrera dans son trou à rats du huitième étage.
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