Pour la nourriture, du moins. Il pense aux femmes — comment ne pas y penser quand elles sont partout, les plus jeunes si court vêtues dans la chaleur naissante de l’été ? —, mais à son âge, il lui faudrait payer pour en avoir une de moins de trente ans, et s’il allait dans un de ces endroits où ce genre de transaction est possible, il enfreindrait les conditions de sa remise en liberté. S’il se faisait pincer, il serait renvoyé à Waynesville, les carnets de Rothstein toujours enterrés dans ce bout de friche, inconnus de tous sauf de l’auteur lui-même.
Il sait qu’ils sont encore là, et ça rend les choses encore pires. L’envie folle de les déterrer et de les avoir enfin en sa possession est une idée fixe et obsédante, comme un bout de chanson ( I need a lover that won’t drive me cray-zee ) qui vous rentre dans la tête et veut pas en sortir. Mais pour l’instant, il a presque tout fait dans les règles en attendant que son agent de probation se détende et lâche un peu de lest. C’était l’évangile selon saint Warren « Duck » Duckworth, prêché à Morris dès qu’il était devenu admissible à la conditionnelle.
« Va falloir que tu fasses super gaffe au début », lui avait dit Duck. C’était avant la première audience de Morris, et la première apparition vengeresse de Cora Ann Hooper. « Comme si tu marchais sur des œufs, tu vois. Pass’que l’enculé se pointera quand tu t’y attendras le moins. Crois-moi sur parole. Si t’as dans l’idée de faire un truc qui pourrait te classer dans les Comportements Suspects — ils ont cette catégorie —, attends après que ton AP soit passé te rendre une petite visite surprise. Après tu pourras être peinard. Tu piges ? »
Morris pigeait, ouais.
Et Duck s’était pas trompé.
Pas même cent heures après sa remise en liberté (enfin, semi -liberté), Morris était rentré au vieil immeuble d’appartements où il créchait pour trouver son AP assis sur le perron en train de fumer une cigarette. Le tas de ciment et de parpaings orné de graffitis, rebaptisé le Manoir aux Barges par ses habitants, était un vivier subventionné par l’État d’anciens toxicos, alcoolos et taulards comme lui. Morris avait vu son AP l’après-midi même et été renvoyé après quelques questions de routine et un À la s’maine prochaine . C’était pas la semaine prochaine, c’était même pas le lendemain , mais il était là.
Ellis McFarland était un imposant monsieur noir avec un énorme bide et un crâne chauve et luisant. Ce soir, il portait un jean grand comme un parachute et un T-shirt Harley-Davidson taille XXL. Il avait un vieux sac à dos usé posé à côté de lui.
« Yo , Morrie », dit-il, puis il tapota le ciment sur lequel reposait son gigantesque arrière-train. « Asseyez-vous.
— Bonjour, monsieur McFarland. »
Morris s’assit, le cœur cognant si fort que c’en était douloureux. Pitié, juste un Comportement Suspect, pensa-t-il, même s’il voyait pas ce qu’il avait bien pu faire de suspect. Pitié, me renvoyez pas au trou, pas si près du but.
« Vous étiez où, mon ami ? Vous finissez le boulot à quatre heures. Il est six heures passées.
— Je… je me suis arrêté prendre un sandwich. Au Happy Cup. Je pouvais pas croire que le Cup était toujours là, mais si, il y est toujours. »
Bafouillant. Incapable de s’arrêter même s’il savait que c’était exactement ce que faisaient les gens défoncés à quelque chose.
« Et ça vous a pris deux heures, de manger un sandwich ? Le salopard devait faire un mètre de long.
— Non, il était normal. Jambon-fromage. J’ai mangé sur un banc, à Government Square, et puis j’ai donné les croûtes aux pigeons. C’est ce qu’on faisait avec un copain, à l’époque. Et puis, j’ai… vous savez, j’ai pas vu le temps passer. »
C’était la vérité, mais ça semblait tellement bidon comme excuse !
« Vous preniez l’air, quoi, suggéra McFarland. Vous profitiez de votre liberté. C’est à peu près l’idée ?
— Oui.
— Eh ben, vous savez quoi ? Moi, je crois qu’on va devoir monter, et puis je crois que vous allez devoir pisser un coup. Juste pour être sûr que vous profitiez pas un peu trop de votre liberté. » Il tapota son sac à dos. « J’ai mon petit kit là-dedans. Si l’urine vire pas au bleu, je vous lâcherai la grappe et je vous laisserai continuer votre soirée pépère. Vous n’y voyez aucune objection, n’est-ce pas ?
— Aucune. »
Morris éprouvait un soulagement quasi étourdissant.
« Et puis je regarderai pendant que vous ferez votre petit pipi dans le petit gobelet en plastique. Aucune objection à ça non plus ?
— Non. » Morris avait passé trente-cinq ans de sa vie à pisser devant des gens. Il était habitué. « Non, monsieur McFarland, pas de problème. »
D’une pichenette, McFarland balança son mégot dans le caniveau, attrapa son sac et se leva.
« Bon, dans ce cas je crois qu’on va oublier le test. »
Morris était bouche bée.
McFarland sourit.
« C’est bon, Morrie. Pour l’instant, en tout cas. Alors, qu’est-ce qu’on dit ? »
Pendant un instant, Morris ne trouva rien à dire. Puis ça lui vint à l’esprit :
« Merci, monsieur McFarland. »
McFarland ébouriffa les cheveux de son protégé, un homme de vingt ans son aîné, et dit :
« Bon garçon. À la s’maine prochaine. »
Plus tard, dans sa chambre, Morris se repassa ce bon garçon indulgent et paternaliste en regardant le mobilier spartiate et bon marché ainsi que les quelques livres qu’il avait eu le droit de rapporter du purgatoire et en écoutant les bruits d’animalerie — cris, hoquets, coups — de ses corésidents. Il se demanda si McFarland avait idée à quel point Morris le détestait, et il se dit que oui.
Bon garçon. J’aurai bientôt soixante ans mais je suis le bon garçon d’Ellis McFarland.
Il resta allongé sur son lit un moment puis se leva et se mit à faire les cent pas, repensant au conseil que lui avait donné Duck : Si t’as dans l’idée de faire un truc qui pourrait te classer dans les Comportements Suspects — ils ont cette catégorie —, attends après que ton AP soit passé te rendre une petite visite surprise. Après tu pourras être peinard.
Morris parvint à une décision et enfila son blouson en jean. Il descendit au rez-de-chaussée dans l’ascenseur empestant l’urine, longea deux blocs jusqu’à l’arrêt de bus le plus proche et attendit qu’un bus affichant la destination NORTHFIELD se pointe. Son cœur battait à nouveau à grands coups et il ne pouvait pas s’empêcher d’imaginer McFarland quelque part par là. McFarland pensant : Ha ha, maintenant que je l’ai endormi, je vais repasser un coup, voir ce que ce lascar mijote vraiment. Peu vraisemblable, évidemment ; McFarland était sûrement chez lui à l’heure qu’il était, attablé avec sa femme et ses trois gosses tous aussi obèses que lui. Mais quand même, Morris ne pouvait pas s’empêcher d’imaginer.
Et s’il repasse pour me demander où j’étais ? Je lui dirai que j’étais retourné voir mon ancienne maison, c’est tout. Pas de tavernes et de bars à nichons dans ce coin-là, juste quelques supérettes, une centaine de logements datant d’après la guerre de Corée et des rues aux noms d’arbres. Rien qu’une vieille banlieue dans cette partie de Northfield. Et un bout de forêt abandonnée de la taille d’un pâté de maisons pris dans les mailles d’un interminable procès dickensien.
Il descendit à Garner Street, pas loin de la bibliothèque où il avait passé tant d’heures quand il était môme. Cette bibli avait été son refuge, parce que les grands qu’auraient eu envie de te casser la figure l’évitaient comme Superman évite la kryptonite. Il traversa neuf blocs jusqu’à Sycamore, puis alla réellement faire un tour du côté de son ancienne maison. Elle avait toujours l’air aussi délabrée, comme toutes les maisons du quartier, mais la pelouse avait été tondue et la peinture semblait plutôt récente. Il regarda le garage où il avait rangé la Biscayne trente-six ans auparavant, loin du regard indiscret de M me Muller. Il se souvenait avoir doublé la malle d’occasion avec du plastique pour que les carnets ne prennent pas l’eau. Une très bonne idée vu le temps qu’ils y avaient passé.
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