« Vous avez tordu le téton de M. Hartsfield. Puis vous l’avez menacé de faire la même chose à ses testicules.
— Il m’avait fait un geste obscène ! explose Scapelli. Il m’avait fait un doigt d’honneur !
— Je veillerai à ce que vous ne retravailliez plus jamais dans le milieu médical », dit-il, le regard plongé dans les profondeurs de sa mallette alors qu’elle s’effondre sur le canapé, au bord de la syncope.
Sa mallette porte ses initiales en monogramme. Dorées à la feuille, bien sûr. Il conduit une BMW flambant neuve et sa coupe de cheveux a dû lui coûter cinquante dollars. Peut-être plus. C’est un patron dominateur et autoritaire et voilà que maintenant il menace de ruiner sa vie à cause d’une seule petite erreur. Un seul petit écart de conduite.
Le sol pourrait s’ouvrir et l’avaler que ça lui serait égal, mais sa vision est d’une clarté perverse. Elle a l’impression de voir le moindre filament de la plume dépassant du ruban de son chapeau, le moindre vaisseau écarlate dans ses yeux injectés de sang, le moindre vilain poil gris hérissant ses joues et son menton. S’il ne les teignait pas couleur argent, se dit-elle, ses cheveux seraient de cette même couleur pelage de rat.
« Je… » Des larmes commencent à couler — des larmes chaudes sur ses joues froides. « Je… je vous en prie, docteur Babineau. » Elle ne sait pas comment il sait mais ça n’a pas d’importance. Le fait est qu’il sait. « Je ne le referai plus jamais. Je vous en prie. Je vous en prie . »
D r Babineau ne se fatigue pas à répondre.
Selma Valdez, l’une des quatre infirmières de garde de quinze heures à vingt-trois heures dans le Bocal, frappe un coup de pure forme à la porte de la 217 — de pure forme car les résidents ne répondent jamais — et entre. Brady est assis dans son fauteuil près de la fenêtre, le regard plongé dehors dans le noir. Sa lampe de chevet est allumée, faisant ressortir les reflets dorés de ses cheveux. Il porte toujours le badge indiquant J’AI ÉTÉ RASÉ PAR L’INFIRMIÈRE BARBARA !
Elle ouvre la bouche pour lui demander s’il veut de l’aide pour le coucher (il est incapable de déboutonner sa chemise et son pantalon, mais arrive à s’en extirper mollement une fois qu’on l’a fait pour lui), puis elle réfléchit et s’interrompt. Le D r Babineau a ajouté une note à la fiche médicale de Hartsfield, une note écrite à l’encre rouge impérieuse : « Ne pas déranger le patient lorsqu’il se trouve en état de semi-conscience. Durant ces intermèdes, son cerveau peut, de fait, procéder à des “mises à jour” par incréments, faibles mais appréciables. Le laisser et revenir vérifier à intervalles de trente minutes. Ne pas ignorer cette directive.»
Selma ne croit pas un foutu mot de cette histoire de mises à jour, Hartsfield est juste parti au pays des légumes, mais Babineau l’effraie un peu, comme il effraie tous les infirmiers du Bocal, et elle sait qu’il a la manie de se pointer à n’importe quelle heure, même au petit jour ; pour l’instant, il est tout juste vingt heures.
La dernière fois qu’elle est passée le voir, Hartsfield avait réussi à se lever et à parcourir les trois pas qui le séparent de la table de nuit où sa petite tablette est rangée. Il n’a pas la dextérité manuelle nécessaire pour jouer aux jeux vidéo préinstallés dessus mais il peut l’allumer. Il aime bien l’avoir sur ses genoux et regarder les écrans de démo. Il peut parfois passer une heure ou deux penché dessus comme un homme révisant pour un examen important. Sa démo préférée est celle du Fishin’ Hole [14] Trou de pêche.
, et c’est celle-là qu’il regarde en ce moment. Un petit air sort de la console, une chanson qu’elle se rappelle de son enfance : À la mer, à la mer, près de la magnifique mer [15] Chanson de la comédie musicale Me and My Girl , reprise (variante) dans le film Sweeney Todd . Grand classique américain.
… Elle s’approche, s’apprête à dire Tu l’aimes vraiment ce jeu, hein, puis se souvient de la dernière injonction du D r Babineau — Ne pas ignorer cette directive — et se penche plutôt sur l’écran de treize centimètres par huit. Elle comprend pourquoi il l’aime tant : il y a quelque chose de magnifique et de fascinant dans la façon dont les poissons exotiques apparaissent, s’arrêtent, puis filent d’un coup de queue. Il y en a des rouges… des bleus… des jaunes… oh, et il y a le joli rose…
« Arrêtez de regarder. »
La voix de Brady grince comme les gonds d’une porte rarement ouverte, et bien qu’il marque une sensible pause entre chaque mot, il articule parfaitement. Rien à voir avec sa purée de syllabes habituelle. Selma sursaute comme s’il venait de lui taper sur les fesses et pas juste de lui parler. Sur l’écran du Zappit apparaît un flash de lumière bleue qui oblitère momentanément les poissons, et puis ils réapparaissent aussitôt. Selma jette un coup d’œil à la montre épinglée à l’envers sur sa blouse et constate qu’il est maintenant vingt heures vingt. Bon sang, est-elle vraiment restée plantée là pendant vingt minutes ?
« Partez. »
Brady a toujours les yeux baissés sur l’écran où les poissons font des allers-retours et des allers-retours. Selma parvient à détourner les siens, mais au prix d’un effort.
« Revenez plus tard. » Pause. « Quand j’aurai fini. » Pause. « De regarder. »
Selma obéit et, de retour dans le couloir, elle se sent à nouveau elle-même. Il lui a parlé, la belle affaire. Et après, s’il aime regarder la démo du jeu Fishin’ Hole comme certains gars aiment regarder les filles en bikini jouer au volley-ball ? La belle affaire aussi. La vraie question c’est pourquoi on laisse les gosses avoir ces trucs-là ? Ces écrans ne peuvent pas être bons pour leurs cerveaux immatures. D’un autre côté, les gosses jouent tout le temps à des jeux vidéo, donc peut-être qu’ils sont immunisés. En attendant, elle a plein de choses à faire. Que Hartsfield reste assis dans son fauteuil à regarder son machin tant qu’il veut.
Après tout, il ne fait de mal à personne.
Felix Babineau se plie en deux avec raideur, comme un androïde dans un vieux film de science-fiction. Il plonge ses mains dans sa mallette et en sort un gadget plat et rose qui ressemble à une liseuse électronique. L’écran est gris et vide.
« Il y a un nombre là-dedans que je voudrais que vous trouviez, dit-il. Un nombre à neuf chiffres. Si vous arrivez à trouver ce nombre, infirmière Scapelli, l’incident d’aujourd’hui restera entre nous. »
La première chose qui vient à l’esprit de Ruth Scapelli c’est Mais vous êtes fou, mais bien sûr elle ne peut pas dire une chose pareille, pas quand il a sa vie entre ses mains.
« Comment je fais ? Je connais rien à ces gadgets électroniques ! J’arrive à peine à me servir de mon téléphone !
— Balivernes. En tant qu’infirmière de bloc, vous étiez très demandée. En raison de votre dextérité. »
C’est vrai, mais ça fait dix ans qu’elle n’a pas travaillé aux blocs opératoires de Kiner, à tendre des ciseaux, des écarteurs et des éponges. On lui avait proposé une formation de six semaines en microchirurgie — l’hôpital aurait payé soixante-dix pour cent de la formation —, mais ça ne l’avait pas intéressée. C’était du moins ce qu’elle avait prétendu ; à vrai dire, elle avait eu peur d’échouer. Mais il a raison, dans sa jeunesse, elle était rapide.
Babineau pousse un bouton en haut du gadget. Elle tend le cou pour voir. Le truc s’allume et les mots BIENVENUE SUR ZAPPIT ! apparaissent. Suivis d’un écran présentant toutes sortes d’icônes. Des jeux, présume-t-elle. Il fait défiler deux fois l’écran du bout du doigt puis lui dit de venir se placer à côté de lui. Quand il voit qu’elle hésite, il lui sourit. Peut-être que ce sourire est censé être agréable et engageant, mais il la terrifie. Parce qu’il n’y a rien dans ses yeux, absolument aucune expression humaine.
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