Tom se baisse à côté de lui, et c’est ainsi qu’aucun d’eux ne voit passer la vieille Chevrolet remontant lentement Hilltop Court. Sa peinture bleu délavée est parsemée de taches d’apprêt rouge. Le vieux monsieur derrière le volant ralentit encore pour pouvoir observer les deux hommes. Puis la Chevrolet accélère, relâchant un nuage de gaz d’échappement bleu, et dépasse la maison d’Ellerton et Stover en direction du demi-tour en épingle à cheveux à l’extrémité de la rue.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demande Tom. Qu’est-ce qui se passe ?
— Crampe, souffle Hodges à travers ses dents serrées.
— Massez-la. »
Les cheveux dans les yeux, Hodges lui lance un regard douloureusement amusé.
« Vous croyez que je fais quoi ?
— Donnez. »
Tom Saubers, vétéran de la kinésithérapie du fait de sa simple présence à certain salon de l’emploi il y a six ans, écarte la main de Hodges. Il retire un de ses gants et appuie avec les doigts. Fort.
« Aouh ! Bordel ! Ça fait super mal !
— Je sais, dit Tom. C’est comme ça. Essayez de mettre tout votre poids sur l’autre jambe. »
Hodges obéit. La Malibu avec ses taches d’apprêt rouge délavé repasse lentement, se dirigeant vers le bas de la colline cette fois. Le conducteur s’autorise un autre long regard dans leur direction, puis réaccélère.
« Ça passe, dit Hodges. Dieu soit loué pour ses petites faveurs. »
Oui, ça passe, mais son estomac est en feu et il a l’impression de s’être fait un tour de reins.
Tom le regarde d’un air soucieux.
« Vous êtes sûr que ça va ?
— Oui. Rien qu’une crampe.
— Ou peut-être une thrombose veineuse profonde. Vous n’êtes plus tout jeune, Bill. Vous devriez aller faire examiner ça. S’il vous arrivait quoi que ce soit pendant que vous êtes avec moi, Pete ne me le pardonnerait jamais. Sa sœur non plus. On vous doit beaucoup.
— Oui, je m’en occupe, j’ai rendez-vous chez le docteur demain, dit Hodges. Allez, partons d’ici. On se les gèle. »
Il boite sur les deux ou trois premiers pas puis la douleur disparaît complètement et il arrive à marcher normalement. Plus normalement que Tom. Grâce à sa rencontre avec Brady Hartsfield en avril 2009, Tom Saubers boitera pendant le restant de sa vie.
Quand Hodges arrive chez lui, son estomac va mieux mais il est claqué. Il se fatigue vite ces jours-ci et il se dit que c’est parce qu’il n’a plus d’appétit, mais au fond de lui, il se demande si c’est vraiment ça. Sur le chemin du retour, il a entendu deux fois le bruit de verre brisé suivi de la joyeuse annonce du Home Run , mais il ne regarde jamais son téléphone quand il est au volant, en partie parce que c’est dangereux (et illégal dans cet État), surtout parce qu’il refuse de devenir l’esclave de son portable.
De plus, pas besoin d’être médium pour savoir qui lui a envoyé au moins un des textos. Il attend d’avoir accroché son manteau dans le placard de l’entrée, touchant brièvement sa poche intérieure pour s’assurer que le capuchon de l’objectif est toujours là.
Le premier message est de Holly. Faudrait qu’on parle à Pete et Isabelle. Appelle-moi d’abord. J’ai une Q.
L’autre n’est pas d’elle. Il dit : Le D r Stamos doit vous parler d’urgence. Vous avez rendez-vous demain à 9 h. Ne le ratez pas, s’il vous plaît !
Hodges consulte sa montre et bien que cette journée semble déjà avoir duré au moins un mois, constate qu’il est seulement quatre heures et quart. Il appelle le cabinet du D r Stamos et tombe sur Marlee. Il la reconnaît à sa voix enjouée de pom-pom girl qui devient grave lorsqu’il se présente. Il ne sait pas ce que donnent ses examens mais ça ne peut pas être bon. Comme l’a dit Bob Dylan, on a pas besoin d’un Monsieur Météo pour savoir d’où vient le vent.
Il essaie de négocier pour neuf heures trente au lieu de neuf heures car il veut d’abord discuter avec Holly, Pete et Isabelle. Il ne veut pas croire que sa consultation avec Stamos puisse être suivie d’une admission à l’hôpital, mais il est réaliste, et cette douleur soudaine à la jambe lui a foutu une sacrée trouille.
Marlee le fait patienter. Hodges écoute les Young Rascals un moment (qui doivent être de sacrés vieux scélérats [12] Young rascals signifie « jeunes scélérats ».
maintenant, se dit-il) puis elle revient vers lui.
« C’est bon pour neuf heures trente, monsieur Hodges, mais le D r Stamos me fait dire qu’il est impératif que vous vous teniez à ce rendez-vous.
— C’est grave ? demande-t-il sans pouvoir se retenir.
— Je n’ai pas d’informations sur votre dossier, mais quoi qu’il en soit, je pense que vous devriez vous occupez de ce qui ne va pas le plus vite possible. Vous ne croyez pas ?
— Vous avez raison, dit Hodges gravement. Je serai là demain sans faute. Et merci. »
Il raccroche et fixe son téléphone. En photo de fond d’écran, il y a sa fille à l’âge de sept ans, lumineuse et souriante, voltigeant haut dans les airs sur la balançoire qu’il avait installée dans le jardin quand ils vivaient sur Freeborn Avenue. Quand ils étaient encore une famille. Aujourd’hui, Allie a trente-six ans, elle est divorcée, en thérapie, et en train de se remettre d’une relation douloureuse avec un homme qui lui a raconté une histoire aussi ancienne que la Genèse : Je vais la quitter bientôt, mais là, c’est pas le bon moment.
Hodges pose son téléphone et soulève sa chemise. Sa douleur au côté gauche est redevenue un léger murmure, et c’est une bonne chose, mais il n’aime pas le gonflement qu’il voit sous son sternum. C’est comme s’il venait d’engloutir un énorme repas alors qu’en fait il n’a pu avaler que la moitié de son déjeuner, et un bagel au petit-déjeuner.
« Qu’est-ce tu nous fais ? demande-t-il à son estomac enflé. J’aimerais bien avoir une petite idée avant mon rendez-vous de demain. »
Il imagine qu’il pourrait avoir tous les renseignements qu’il veut en allumant son ordinateur et en allant sur WebMD, mais il est porté à croire que l’auto-diagnostic par Internet est un piège à cons. Il appelle plutôt Holly. Elle veut savoir s’il a découvert quoi que ce soit d’intéressant au 1588.
« De très intéressant, comme disait ce type dans Laugh-In [13] Émission télé de music-hall et de sketches diffusée aux États-Unis entre 1968 et 1973.
, mais pose ta question avant que je me lance.
— Est-ce que tu penses que Pete peut essayer de savoir si Martine Stover était en train de s’acheter un ordinateur ? Vérifier ses cartes de crédit ou quoi ? Parce que celui de sa mère était une antiquité . Si c’est le cas, ça veut dire qu’elle était sérieuse à propos de ce cours en ligne. Et si elle était sérieuse, alors…
— Les chances pour qu’elle ait conclu un pacte suicidaire avec sa mère baissent considérablement.
— Oui.
— Mais ça n’exclut pas le fait que sa mère ait pu prendre la décision seule. Elle a pu verser les médicaments et la vodka dans la sonde gastrique de Stover pendant qu’elle dormait, puis terminer le travail dans la baignoire.
— Mais Nancy Alderson dit…
— Qu’elles étaient heureuses, ouais, je sais. Je tenais à le souligner, c’est tout. J’y crois pas vraiment.
— Tu as l’air fatigué.
— Juste le petit coup de barre de fin de journée. Je vais manger un bout, ça va me requinquer. »
Jamais de sa vie il n’a eu aussi peu envie de manger.
« Mange beaucoup. Tu es trop maigre. Mais dis-moi d’abord ce que tu as trouvé dans cette maison vide.
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