Hodges mange, mais il n’a pas trop d’appétit ces jours-ci, même quand son ventre ne lui fait pas souffrir le martyre. Quand il a du mal à avaler, il fait descendre le tout avec une gorgée de thé. Peut-être une bonne idée puisque le thé a l’air d’aider. Il pense à ses résultats d’examens qu’il n’a pas encore vus. Il lui vient à l’esprit que ce qu’il a est peut-être pire qu’un ulcère, qu’un ulcère pourrait être en réalité le meilleur des scénarios. Il existe des médicaments pour traiter les ulcères. Pour d’autres trucs, pas tant que ça.
Quand il peut voir le milieu de son assiette (mais Seigneur, il en reste tellement sur les bords), il pose ses baguettes et dit :
« J’ai découvert quelque chose pendant que tu traquais Nancy Alderson.
— Dis-moi.
— Je me suis renseigné sur ces Zappit. Incroyable la vitesse à laquelle ces entreprises numériques poussent puis disparaissent. Comme les pissenlits en juin. Le Zappit Commander n’a pas comme qui dirait monopolisé le marché. Trop simple, trop cher, trop de concurrence plus évoluée. Zappit Inc. a chuté en Bourse et a été rachetée par une compagnie appelée Sunrise Solutions. Il y a deux ans, c’est cette compagnie-là qui a fait faillite et quitté le marché. Ce qui veut dire qu’on ne vend plus de Zappit depuis longtemps et que le type qui en distribuait a dû monter une espèce d’arnaque. »
Holly en déduit rapidement la suite :
« Donc il a fabriqué un questionnaire à la noix juste pour ajouter un peu de, comment on dit, de plausibilité. Mais ce type n’a pas essayé de lui soutirer de l’argent, n’est-ce pas ?
— Non. Pas qu’on sache, en tout cas.
— Il y a quelque chose de pas net, là-dedans, Bill. Est-ce qu’on va en parler à l’inspecteur Huntley et à Miss Jolis Yeux Gris ? »
Hodges a pris le plus petit bout d’agneau qui reste dans son assiette et voilà un bon prétexte pour le lâcher.
« Pourquoi tu l’aimes pas, Holly ?
— Eh bien, elle pense que je suis folle, répond-elle d’un ton détaché.
— Je suis sûr que no…
— Si. Elle le pense. Elle doit aussi penser que je suis dangereuse, à cause de la façon dont j’ai frappé Brady Hartsfield au concert des ’Round Here. Mais je m’en fiche. Je le referais. Un millier de fois ! »
Hodges pose sa main sur la sienne. Dans le poing de Holly, les baguettes vibrent comme un diapason.
« Je sais, et tu aurais raison à chaque fois. Tu as sauvé des milliers de vies, et c’est une estimation prudente. »
Elle extrait sa main de dessous la sienne et se met à ramasser des grains de riz.
« Oh, elle peut penser que je suis folle tant qu’elle veut. Les gens ont pensé ça de moi toute ma vie, à commencer par mes parents. Mais il y a autre chose. Isabelle ne voit que ce qu’elle voit, et elle n’aime pas les gens qui voient plus, ou qui cherchent plus. Elle pense pareil de toi, Bill. Elle est jalouse. De toi et Pete. »
Hodges ne dit rien. Il n’avait jamais envisagé une telle possibilité.
Holly pose ses baguettes.
« Tu n’as pas répondu à ma question. Est-ce que tu vas leur dire ce qu’on a découvert jusqu’ici ?
— Pas encore. Il y a quelque chose que j’aimerais faire avant, si tu veux bien tenir le bureau cet après-midi. »
Holly sourit aux restes de son chow mein.
« Je tiendrai toujours le bureau. »
Bill Hodges n’est pas le seul à avoir ressenti une aversion immédiate envers la remplaçante de Becky Helmington. Le personnel soignant qui travaille à la Clinique des Traumas du Cerveau a rebaptisé l’endroit le Bocal, et il n’a pas fallu longtemps pour que Ruth Scapelli devienne Miss Ratched [11] Référence à Mildred Ratched, l’infirmière autoritaire et dépourvue de compassion dans Vol au-dessus d’un nid de coucou , roman de Ken Kesey paru en 1962, adapté au cinéma par Milos Forman en 1975.
. Au bout de trois mois, elle avait déjà fait muter trois infirmières pour diverses petites infractions et renvoyé une aide-soignante pour avoir fumé dans un placard à fournitures. Elle avait interdit certains uniformes colorés jugés « trop distrayants » ou « trop suggestifs ».
En revanche, les médecins l’apprécient. Ils la trouvent efficace et compétente. Elle est également efficace et compétente avec les patients, mais elle est froide, et il y a comme du mépris dans sa voix. Elle ne permettra jamais qu’on traite même le plus cataclysmiquement atteint d’entre eux de comateux, de légume ou de mollusque, du moins en sa présence, mais elle a une certaine arrogance .
« Elle connaît son boulot, avait confié une infirmière à une autre en salle de repos peu après la prise de poste de Scapelli. Pas de doute là-dessus, mais il lui manque quelque chose . »
L’autre infirmière, trente ans de service, était une vétérante qui avait tout vu. Elle avait réfléchi, puis prononcé un seul mot… mais c’était le mot juste* :
« La compassion. »
Scapelli ne se montre jamais froide ou méprisante quand elle accompagne Felix Babineau, le neurologue en chef, lors de ses visites quotidiennes. Et si elle le faisait, il ne le remarquerait probablement pas. Certains médecins l’ ont remarqué, mais peu s’en soucient : les faits et gestes d’êtres aussi insignifiants que les infirmières — même cadres —, sont bien en deçà de leurs nobles préoccupations.
C’est comme si Scapelli avait le sentiment que les patients de la Clinique des Traumatisés du Cerveau, peu importe leur condition, étaient en partie responsables de leur état, et que si seulement ils faisaient plus d’efforts, ils retrouveraient forcément au moins un peu de leurs facultés. Elle fait son travail, cela dit, et dans l’ensemble, elle le fait bien, peut-être même mieux que Becky Helmington, qui était beaucoup plus aimée. Si quelqu’un venait à le lui dire, Scapelli répondrait sans doute qu’elle n’est pas là pour qu’on l’aime. Elle est là pour s’occuper de ses patients, point barre, fin de l’histoire.
Cependant, il y a un patient de longue date du Bocal qu’elle déteste. Ce patient c’est Brady Hartsfield. Ce n’est pas parce qu’elle a perdu un ami ou un proche au City Center ; c’est parce qu’elle pense qu’il joue la comédie. Évitant ainsi le châtiment qu’il mérite tant. En règle générale, elle se tient à distance et laisse les autres membres du personnel s’occuper de lui, parce que bien souvent, rien que de le voir la met en rage pour la journée. Elle n’arrive pas à croire que le système puisse se laisser si facilement duper par cette vile créature. Elle se tient aussi à distance pour une autre raison : elle ne se fait pas entièrement confiance lorsqu’elle se trouve dans sa chambre. À deux reprises, elle a fait quelque chose. Le genre de choses qui, si elles venaient à se savoir, pourraient conduire à son licenciement. Mais en cet après-midi de début janvier, alors que Hodges et Holly sont en train de terminer leur déjeuner, elle est attirée comme par un câble invisible jusqu’à la Chambre 217. Pas plus tard que ce matin, elle avait été forcée d’y entrer, parce que le D r Babineau insiste pour qu’elle l’accompagne pendant ses visites. Brady est le petit protégé du neurologue. Il s’émerveille de ses progrès spectaculaires.
« Il n’aurait jamais dû se réveiller de son coma », lui avait confié Babineau peu de temps après son arrivée au Bocal. Babineau est un pisse-froid, mais lorsqu’il parle de Brady, il devient presque jovial. « Et regardez-le aujourd’hui ! Il peut faire quelques pas — avec de l’aide, je vous le concède —, il peut manger tout seul et il peut répondre à de simples questions, soit verbalement, soit par signes. »
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