— Toujours rien avec les Turcs ?
— Je galère, capitaine. Je…
— Tu laisses tomber.
— Quoi ?
— Tu as gardé des doubles des photos de l’enterrement de Türkes ?
— Je les ai dans mon ordinateur, ouais.
— Il y a une image où le cercueil est au premier plan.
— Attendez. Je note.
— Sur cette photo, le troisième homme en partant de la gauche est un jeune type, en veste de velours. Je veux que tu agrandisses son portrait et que tu lances un avis de recherche au nom de…
— Azer Akarsa ?
— Exactement.
— C’est lui le tueur ?
Paul avait les muscles de la gorge si tendus qu’il éprouvait des difficultés à parler :
— Lance l’avis de recherche.
— Ça roule. C’est tout ?
— Non. Tu vas voir Bomarzo, le magistrat en charge des homicides. Tu lui demandes un mandat de perquisition pour les entreprises Matak.
— Moi ? Mais il vaudrait mieux que ça soit vous qui…
— Tu y vas de ma part. Tu lui expliques que j’ai des preuves.
— Des preuves ?
— Un témoin oculaire. Appelle aussi Matkowska et demande-lui les clichés du Nemrut Dağ.
— Du quoi ?
De nouveau, il épela et expliqua de quoi il retournait.
— Vois aussi avec lui si le nom d’Akarsa n’est pas apparu parmi les visas. Tu regroupes tout ça et tu fonces chez le juge.
— Et s’il me demande où vous êtes ?
Paul hésita :
— Tu lui donnes ce numéro.
Il dicta les coordonnées d’Olivier Amien. Qu’ils se démerdent entre eux, pensa-t-il en raccrochant. Il était en vue du pont de Saint-Cloud.
15 heures 30.
Le boulevard de la République luisait littéralement dans le soleil, serpentant à travers la colline qui mène à Saint-Cloud. Un grand éblouissement de printemps, déjà propice aux épaules nues, aux poses languides le long des terrasses de café. Dommage : pour le dernier acte, Paul aurait préféré un ciel chargé de menaces. Un ciel d’apocalypse, déchiré d’orages et de noirceur.
En remontant le boulevard, il se souvint de sa visite à la morgue de Garches avec Schiffer : combien de siècles s’étaient écoulés depuis cette journée ?
Sur les hauteurs de la ville, il découvrit des rues calmes et sereines. La crème de la crème des beaux quartiers. Un petit concentré de vanité et de richesse dominant la vallée de la Seine et la « basse ville ».
Paul grelottait. La fièvre, l’épuisement et l’excitation. De brèves éclipses trouaient sa vision. Des étoiles sombres frappaient le fond de ses orbites. Il était incapable de résister au sommeil, c’était une de ses faiblesses. Il n’y était jamais parvenu, même lorsqu’il était enfant, et qu’il guettait, paralysé d’angoisse, le retour de son père.
Son père. L’image du vieux commença à se confondre avec celle de Schiffer, les lacérations du siège de Skaï mêlées aux blessures du cadavre couvert de cendres…
Un coup de klaxon le réveilla. Le feu était passé au vert. Il s’était endormi. Il démarra avec rage et trouva enfin la rue des Chênes.
Il s’y engagea et ralentit, en quête du numéro 37. Les demeures étaient invisibles, cachées derrière des murs de pierre ou des rangées de pins ; des insectes bourdonnaient ; toute la nature semblait engourdie par le soleil de printemps.
Il trouva une place de stationnement juste devant le bon numéro : un portail noir, coincé entre des remparts blanchis à la chaux.
Il s’apprêtait à sonner quand il aperçut le battant entrouvert. Un signal d’alerte s’alluma sous son crâne. Cela ne cadrait pas avec l’atmosphère de méfiance générale du quartier. Paul dégagea machinalement le rabat Velcro qui serrait son arme.
Le parc de la propriété était sans surprise. Un parterre de pelouse, des arbres gris, une allée de gravier. Au fond, l’hôtel particulier s’élevait, massif, avec ses murs blancs et ses volets noirs. Un garage à deux ou trois places, fermé par une porte basculante, jouxtait l’édifice.
Pas de chien, ni de domestique venant à sa rencontre. Pas le moindre mouvement à l’intérieur, semblait-il.
Le signal d’alarme monta d’un cran dans sa tête.
Il gravit les trois marches qui menaient au perron et repéra une nouvelle dissonance : une fenêtre brisée. Il avala sa salive et, très doucement, dégaina son 9 millimètres. Il poussa le châssis et enjamba le chambranle, prenant soin de ne pas écraser les morceaux de verre sur le sol. A un mètre, sur sa droite, s’ouvrait le vestibule. Le silence enveloppait chacun de ses gestes. Paul tourna le dos à l’entrée et avança dans le couloir.
A gauche, une porte entrebâillée portait la mention SALLE D’ATTENTE. Plus loin, sur la droite, une autre porte, grande ouverte. Sans doute le cabinet du chirurgien. Il remarqua d’abord le mur de cette pièce, revêtu de matériau insonorisant, plaques de plâtre et paille mêlés.
Puis le sol. Des photographies étaient éparpillées : des visages de femmes, pansés, tuméfiés, couturés. L’ultime confirmation de ses soupçons : on était venu fouiller ici.
Un craquement retentit de l’autre côté du mur.
Paul se figea, les doigts serrés sur sa crosse. Dans la seconde, il comprit qu’il n’avait vécu que pour cet instant. Peu importait la durée de l’existence ; peu importaient les bonheurs, les espoirs, les déceptions de la vie. Seule comptait sa valeur héroïque. Il comprit que les secondes qui allaient suivre donneraient tout son sens à son passage sur terre. Quelques onces de courage et d’honneur dans la balance des âmes…
Il bondissait vers la porte quand le mur vola en éclats.
Paul fut projeté contre la paroi opposée. Le feu et la fumée emplirent d’un coup le couloir. Le temps d’apercevoir un trou gros comme une assiette, deux nouveaux tirs crevèrent le matériau isolant. La paille agglomérée s’enflamma, transformant le corridor en un tunnel de feu.
Paul se recroquevilla au sol, la nuque cuite par les flammes. Des débris de plâtre et de paille lui tombèrent dessus.
Presque aussitôt, le silence se fit. Paul leva les yeux. Face à lui, il n’y avait plus qu’un amas de gravats, offrant une large vision sur le cabinet.
Ils étaient là.
Trois hommes vêtus de combinaisons noires, harnachés de cartouchières, masqués par des cagoules commando. Ils tenaient chacun un fusil lance-grenade, modèle SG 5040. Paul n’en avait jamais vu que sur catalogue mais il le reconnut avec certitude.
A leurs pieds, le cadavre d’un homme en peignoir. Frédéric Gruss, assumant les ultimes risques de son métier.
Par réflexe, Paul chercha son Glock. Mais il n’était plus temps. Son ventre gargouillait de sang, creusant des méandres rouges dans les plis de sa veste. Il ne ressentait aucune douleur — il en conclut qu’il était mortellement touché.
Des crissements aigus retentirent sur sa gauche. Malgré ses tympans assourdis, Paul perçut, avec une netteté irréelle, les pas qui écrasaient les débris.
Un quatrième homme apparat dans l’embrasure de la porte. Même silhouette noire, cagoulée, gantée, mais sans fusil.
Il s’approcha et considéra la blessure de Paul. D’un geste, il arracha sa cagoule. Il avait le visage entièrement peint. Les courbes et les arabesques brunâtres sur sa peau représentaient la gueule d’un loup. Les moustaches, les arcades, les yeux soulignés de noir. Un grimage sans doute réalisé au henné, mais qui rappelait ceux des guerriers maoris.
Paul reconnut l’homme de la photographie : Azer Akarsa. Il tenait entre ses doigts un polaroïd : un ovale pâle encadré de cheveux noirs. Anna Heymes, fraîchement sortie de son opération.
Ainsi, les Loups allaient pouvoir retrouver leur Proie.
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