En bas, Joe l’Indien s’agita et cessa de ronfler. Il se dressa sur son séant, regarda son camarade d’un air méprisant et lui décocha un coup de pied.
«Tu parles d’un veilleur!
– Quoi! fit l’autre en se réveillant en sursaut. J’ai dormi?
– On dirait. Dieu merci, il ne s’est rien passé. Allons, il est temps de partir. Qu’est-ce qu’on fait de notre magot?
– Je n’en sais rien… Je crois qu’il vaut mieux le laisser ici. Nous l’emporterons quand nous partirons pour le Texas. Six cent cinquante dollars en argent, c’est lourd à transporter.
– Tu as raison… On sera obligés de remettre les pieds dans cette baraque. Tant pis.
– À condition de revenir la nuit. Pas de bêtises, hein!
– Écoute-moi. Je ne réussirai peut-être pas tout de suite mon coup. On ne sait jamais ce qui peut se passer. Ce serait peut-être plus prudent d’enterrer nos dollars à cet endroit.
– Bonne idée», fit le camarade du pseudo-sourd-muet qui traversa la pièce et s’agenouilla devant la cheminée, souleva une dalle et brandit un sac dont le contenu tinta agréablement. Il l’ouvrit, en sortit pour son propre usage vingt ou trente dollars et en donna autant à Joe, fort occupé à creuser le sol, à l’aide de son couteau.
En un clin d’œil, Tom et Huck oublièrent toutes leurs craintes. Le regard brûlant de convoitise, ils suivaient les moindres gestes des deux complices. Quelle chance! Ça dépassait tout ce qu’il était possible d’imaginer. Six cent cinquante dollars! Une fortune, de quoi rendre riche une bonne douzaine de leurs camarades. Plus la peine de se fatiguer à chercher. Le trésor était là, à portée de leurs mains. Ils échangèrent une série de coups de coude éloquents, comme pour se dire: «Hein, tu n’es pas content d’être ici?»
Le couteau de Joe heurta quelque chose de dur.
«Hé! dis donc! fit-il.
– Qu’est-ce qu’il y a? demanda son camarade.
– Une planche pourrie… Non, c’est un coffre, aide-moi. On va voir ce que c’est.»
Il plongea la main dans l’orifice qu’il avait pratiqué avec son couteau.
«Oh! ça, par exemple! De l’argent!»
Les deux hommes examinèrent la poignée de pièces que Joe avait sorties du coffre. C’était de l’or. Tom et Huck étaient aussi émus que les deux bandits.
«Attends, fit «l’autre». Ça ne va pas être long. Il y a une vieille pioche toute rouillée auprès de la cheminée. Je l’ai vue il y a une minute.»
Il courut à la cheminée et rapporta la pelle et la pioche abandonnées par Tom et Huck. Joe prit la pioche, l’examina en fronçant les sourcils, murmura quelque chose entre ses dents et se mit au travail.
Le coffre sortit bientôt de terre. Il n’était pas bien gros. Il était cerclé de fer et avait dû être très solide avant d’être rongé par l’humidité. Les deux hommes contemplèrent le trésor en silence.
«Eh bien, mon vieux, finit par dire Joe, il y a des milliers de dollars là-dedans.
– J’ai toujours entendu dire que Murrel et sa bande avaient rôdé tout un été de ce côté-ci, remarqua son complice.
– Je le sais. C’est sûrement lui qui a enterré le coffre.
– Maintenant, Joe, tu peux renoncer au coup que tu as projeté.»
Le métis fronça les sourcils.
«Tu ne me connais pas. Ou alors tu ne sais pas la suite. Eh bien, mon vieux, il ne s’agit pas d’un vol mais d’une vengeance. D’ailleurs, j’aurai besoin de toi. Après… le Texas. Va retrouver ta femme et tes gosses, et attends que je te fasse signe.
– Comme tu voudras. Que va-t-on faire du coffre? On le remet en place?
– Oui. (Joie délirante à l’étage supérieur.) Non… Non! (Profonde déception à l’étage supérieur.) J’allais oublier cette pioche. Il y a encore de la terre toute fraîche au bout. (Les deux garçons devinrent d’une pâleur de cendre.) Pourquoi y a-t-il une pioche ici, hein? Pourquoi y a-t-il une pelle à laquelle sont encore attachées des mottes de terre? Qui les a apportées? As-tu entendu quelque chose? As-tu vu quelqu’un? Non! Eh bien, ceux qui ont apporté la pelle et la pioche sont partis, mais ils vont revenir et, s’ils voient qu’on a remué la terre, ils creuseront et trouveront le coffre. Alors, moi je vais l’emporter dans ma cachette.
– Bien sûr. On aurait dû penser à cela plus tôt. Tu le cacheras au numéro 1?
– Non, non. Pas au numéro 1. Au numéro 2, sous la croix. L’autre, c’est trop facile à découvrir.
– Ça va. Il fait presque assez noir pour s’en aller.»
Joe l’Indien alla d’une fenêtre à l’autre pour regarder ce qui se passait autour de la maison.
«Il n’y a personne en vue, dit-il. Mais je me demande qui a bien pu apporter ces outils ici. Dis donc, ils sont peut-être en haut, qu’est-ce que tu en penses?»
Tom et Huck en eurent le souffle coupé. Joe caressa le manche de son couteau, hésita un instant, puis se dirigea vers l’escalier. Les deux garçons pensèrent à aller se cacher dans le placard, mais ils n’en eurent pas la force. Les premières marches de l’escalier gémirent. L’imminence du péril redonna du courage aux deux amis et ils allaient se précipiter vers le placard quand ils entendirent un craquement sinistre. Joe poussa un juron et dégringola au milieu des débris de l’escalier pourri.
Son complice l’aida à se relever.
«Ne t’en fais pas, dit-il. S’il y a des gens là-haut, qu’ils y restent. Ils ne pourront plus descendre, à moins de se rompre le cou. Il va faire nuit dans un quart d’heure. Ils peuvent toujours essayer de nous suivre. Et puis, même si on nous a vus, on nous aura pris pour des fantômes ou des diables. Ça ne m’étonnerait pas que les propriétaires de la pelle et de la pioche aient déjà décampé avec une bonne frousse!»
Joe bougonna puis tomba d’accord avec son ami: il valait mieux utiliser le reste du jour à tout préparer pour partir. Quelques instants plus tard, son compagnon et lui se dirigeaient vers la rivière, emmenant leur précieux fardeau avec eux.
Tom et Huck, soulagés d’un poids immense, les regardèrent s’éloigner. Les suivre? Il n’en était pas question. Ils s’estimèrent satisfaits de se retrouver dans la pièce du bas sans s’être rompu les os comme l’avait prédit l’inconnu. Ils quittèrent la maison hantée et reprirent le chemin du village, rongeant leur frein en silence. Ils étaient furieux d’avoir laissé derrière eux la pelle et la pioche. Sans ces maudits outils, Joe n’aurait jamais soupçonné leur présence. Il aurait enterré son or et son argent dans un coin de la pièce en attendant de pouvoir satisfaire sa «vengeance», ensuite de quoi il aurait eu la désagréable surprise de voir que le trésor avait disparu. Quelle malchance! Ils résolurent d’épier l’Espagnol quand il viendrait au village et de le suivre jusqu’au numéro 2. Alors, une pensée sinistre germa dans l’esprit de Tom.
«Dis donc, Huck, fit-il, tu ne crois pas que Joe pensait à nous en parlant de vengeance?
– Oh! tais-toi», murmura Huck qui manqua de défaillir.
Ils débattirent longuement de la question. En entrant au village, ils en étaient arrivés à la conclusion que Joe avait peut-être quelqu’un d’autre en tête, ou du moins que seul Tom était visé, puisqu’il avait été le seul à témoigner. Ce fut un mince réconfort pour Tom que de se retrouver sans son ami face au danger. Un peu de compagnie ne lui aurait pas déplu!
Les aventures de la journée troublèrent le sommeil de Tom. Quatre fois, il rêva qu’il mettait la main sur le fabuleux trésor et quatre fois, celui-ci lui échappait au dernier moment, en même temps que le sommeil. Il dut revenir à la dure réalité. Au matin, alors que, les yeux grands ouverts, il récapitulait les événements de la veille, il eut l’impression que tout cela s’était passé dans un autre monde et il se demanda si, après tout, la grande aventure n’était pas elle-même un rêve.
Читать дальше