– Non.
– Ça vaut mieux. Quand les rats ne se battent pas, ça veut seulement dire qu’il y a du grabuge dans l’air. En tout cas, il va falloir être joliment prudent. Réflexion faite, il vaut même mieux rester tranquille aujourd’hui et nous amuser. Connais-tu Robin des Bois, Huck?
– Non. Qui est Robin des Bois?
– Il a été l’un des plus grands hommes d’Angleterre. C’était un voleur.
– Oh! alors, je voudrais bien en être un. Qui a-t-il volé?
– Rien que des shérifs, des évêques, des richards, des rois et des gens de cet acabit-là. Mais il ne s’est jamais attaqué aux pauvres. Il les aimait et il a toujours partagé avec eux ce qu’il avait.
– Ça devait être un chic type.
– Je crois bien! C’était l’homme le plus noble qui ait jamais existé. Il n’y a plus de types comme ça de nos jours, tu peux me croire. Il pouvait tuer n’importe qui d’une seule main. Il prenait son arc en bois d’if et faisait mouche sur une pièce de deux sous qu’on avait placée deux kilomètres plus loin.
– Qu’est-ce que c’est qu’un arc en bois d’if?
– Je ne sais pas. C’est une espèce d’arc… et s’il ne faisait qu’effleurer sa pièce, il se mettait à pleurer et à jurer. Tiens, nous allons jouer à Robin des Bois. C’est un jeu magnifique. Je t’apprendrai.
– Si tu veux.»
Ainsi les deux compères passèrent leur journée à s’amuser, mais sans cesser de jeter en direction de la maison hantée des regards impatients et d’évaluer leurs chances pour le lendemain.
Quand le soleil descendit à l’horizon, ils prirent le chemin du retour à travers les grandes ombres qui s’allongeaient sous leurs pas, et furent vite dérobés aux regards par la forêt de la colline de Cardiff.
Le samedi, un peu après midi, Tom et Huck arrivèrent au pied de l’arbre mort. Ils fumèrent une pipe en devisant et, sans grande conviction, allèrent creuser un peu le trou qu’ils avaient abandonné la nuit précédente, uniquement parce que Tom avait déclaré que souvent les gens renonçaient à tout espoir à quelques centimètres du but et que le premier venu déterrait d’un seul coup de pelle le trésor qu’ils avaient eux-mêmes négligé. Ce ne fut pas le cas cette fois-là et nos deux gaillards, leurs outils sur l’épaule, partirent bientôt chercher fortune ailleurs.
Lorsqu’ils atteignirent la maison hantée, chauffée à blanc par le soleil, ils furent saisis par l’atmosphère étrange et le silence de mort qui l’entouraient. La sinistre désolation du lieu les impressionna à tel point qu’ils hésitèrent d’abord à entrer. Puis ils s’aventurèrent jusqu’à la porte et se risquèrent, en tremblant, à jeter un coup d’œil à l’intérieur. Ils virent une pièce au sol de terre battue, aux murs de pierre nue, envahie par les mauvaises herbes, une cheminée délabrée, des fenêtres sans carreaux, un escalier en ruine et, partout, des toiles d’araignée qui s’effilochaient. L’oreille tendue, le souffle court, prêt à battre en retraite à la moindre alerte, ils entrèrent à pas prudents.
Au bout d’un moment, ils s’habituèrent, leur crainte s’atténua, ils commencèrent à examiner la pièce en détail, non sans admirer beaucoup la hardiesse dont ils faisaient preuve. Ensuite, l’idée leur vint de monter voir ce qui se trouvait dans les pièces du haut. C’était assez téméraire, car, en cas de danger, toute retraite leur serait coupée, mais ils se mirent mutuellement au défi de le faire. Le résultat était prévisible: ils posèrent leurs outils dans un coin et commencèrent la périlleuse ascension.
En haut, tout n’était également que décombres. Ils découvrirent dans un coin un placard qui leur parut mystérieux. Déception: il était vide. Ayant recouvré tout leur courage, ils allaient redescendre et se mettre au travail, quand…
«Chut! fit Tom.
– Qu’y a-t-il? murmura Huck, blême de frayeur.
– Là. Tu entends?
– Oui! Oh! mon Dieu, fichons le camp!
– Tiens-toi tranquille! Ne bouge pas. Les voilà qui arrivent!»
Les garçons s’allongèrent à plat ventre sur le plancher, l’œil collé à une fissure. Ils grelottaient de peur.
«Ils se sont arrêtés… Non… Ils approchent… Les voilà! Pas un mot, Huck. Oh! mon Dieu! Je voudrais bien être ailleurs.»
Deux hommes entrèrent. Chacun des garçons se dit en lui-même: «Tiens, je reconnais le vieux sourd-muet espagnol qui est venu au village une ou deux fois ces derniers temps. L’autre, je ne sais pas qui c’est.»
«L’autre», qui parlait à voix basse, était un individu malpropre et couvert de haillons dont la mine ne disait rien de bon. L’Espagnol était drapé dans un serape. Il avait d’épais favoris tout blancs, de longs cheveux qui s’échappaient de dessous son sombrero et il portait des lunettes vertes. Les deux hommes allèrent s’asseoir contre le mur, face à la porte. «L’autre» parlait toujours, mais avec moins de précautions, et ses mots se firent plus distincts.
«Tu sais, finit-il par dire, j’ai bien réfléchi. Ça ne me plaît pas. C’est trop dangereux.
– Dangereux! bougonna le sourd-muet espagnol, à la grande stupeur des deux garçons. Froussard, va!»
Tom et Huck se regardèrent, pâles d’effroi. Ils venaient de reconnaître la voix de Joe l’Indien.
Celui-ci se remit à parler, après une courte pause.
«Voyons, ce ne sera pas plus dangereux que notre dernier coup et, ma foi, nous ne nous en sommes pas si mal tirés.
– Il n’y a aucun rapport. Ça se passait tout en haut de la rivière à un endroit complètement isolé. De toute façon, personne ne saura qu’on a essayé, puisqu’on n’a pas réussi.
– En tout cas, ce ne sera pas plus risqué que de venir ici en plein jour. N’importe qui pourrait se douter de quelque chose en nous voyant, déclara «l’autre» d’un ton désagréable.
– Je le sais bien. Que veux-tu? Je n’ai aucune envie, moi non plus, de m’éterniser dans cette bicoque, mais je n’ai rien trouvé de plus commode après ce coup raté. Je serais bien parti hier, s’il n’y avait pas eu ces maudits gamins qui s’amusaient sur la colline, juste en face de nous.»
Les «maudits gamins» tremblèrent à cette remarque lourde de sous-entendus et se réjouirent intérieurement de ne pas avoir mis leur projet à exécution la veille. Si seulement ils avaient attendu encore un an!
Les deux hommes tirèrent quelques provisions d’une besace et cassèrent la croûte en silence.
«Dis donc, mon vieux, fit Joe au bout d’un certain temps, tu iras m’attendre chez toi au bord de la rivière. Moi, je tâcherai d’aller voir ce qui se passe au village. Si tout se présente bien, nous liquiderons ce travail «dangereux». Puis en route pour le Texas. Nous ficherons le camp tous les deux!
– Entendu.»
Les deux hommes bâillèrent.
«Je tombe de sommeil, dit Joe. Je vais dormir un peu. Toi, tu monteras la garde. C’est ton tour.»
Il se coucha en chien de fusil sur les herbes folles et ne tarda pas à s’endormir. Son compagnon s’étira, bâilla de nouveau, ferma les yeux et, quelques instants plus tard, les deux hommes ronflaient comme des bienheureux.
En haut, les deux garçons poussèrent un soupir de soulagement.
«C’est le moment de filer, glissa Tom à l’oreille de Huck. Viens.
– Non, je ne peux pas. J’ai trop peur. Pense un peu. Si jamais ils se réveillaient!»
Tom insista. Huck résistait. Tom se leva et se mit en marche, lentement, précautionneusement. Dès le premier pas, le plancher vermoulu rendit un son épouvantable. Notre héros crut mourir de peur. Il n’essaya pas une seconde fois.
Les deux amis restèrent là immobiles, comptant les secondes qui se traînaient comme si le temps s’était arrêté, cédant la place à une insupportable éternité. À un moment, ils s’aperçurent avec joie que la nuit tombait.
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