Le visage de Lisbeth Salander se fendit en un sourire coincé.
— Tu trouves que je n'aurais pas dû en parler.
— Pour ce qui me concerne, cela ne change pas grand-chose. La moitié de la ville connaît ma liaison avec Erika. Je parle du principe.
— Alors, ça va peut-être t'amuser de savoir que moi aussi j'ai des principes qui correspondent à ton comité d'éthique. J'appelle ça le principe de Salander. D'après moi, un fumier est toujours un fumier et si je peux lui nuire en déterrant des saloperies sur lui, c'est qu'il l'a mérité. Je ne fais que lui rendre la monnaie de sa pièce.
— D'accord, sourit Mikael Blomkvist. Je ne raisonne pas entièrement à l'opposé de toi, mais...
— Mais il se trouve que lorsque je fais une ESP, je regarde aussi ce que m'inspire la personne. Je ne suis pas neutre. Si j'ai l'impression que c'est une personne bien, je peux mettre une sourdine à mon rapport.
— Vraiment ?
— Dans ton cas, j'ai mis une sourdine. J'aurais pu écrire un livre sur ta vie sexuelle. J'aurais pu raconter à Frode qu'Erika Berger a un passé au club Xtrême et qu'elle flirtait avec le BDSM dans les années 1980 — ce qui indéniablement aurait créé certaines associations d'idées inévitables quant à votre vie sexuelle à tous les deux.
Mikael Blomkvist rencontra le regard de Lisbeth Salander. Après un moment il regarda par la fenêtre et éclata de rire.
— Tu ne rates vraiment rien, toi. Pourquoi tu ne l'as pas inclus dans le rapport ?
— Toi et Erika Berger, vous êtes des adultes et apparemment vous vous aimez bien. Ce que vous faites au lit ne regarde personne et tout ce que j'aurais obtenu en parlant d'elle aurait été de vous nuire ou de procurer du matériel de chantage à quelqu'un. Qui sait — je ne connais pas Dirch Frode et ce matériel aurait pu se retrouver chez Wennerström.
— Et tu ne veux pas fournir du matériel à Wennerström ?
— Si je devais choisir mon côté dans le match entre toi et lui, je pense que je choisirais ton côté du ring.
— Moi et Erika, nous avons une... notre relation est...
— Je m'en fous de savoir ce qu'est votre relation. Mais tu n'as pas répondu à ma question : qu'est-ce que tu as l'intention de faire maintenant que tu sais que j'ai piraté ton ordinateur ?
La pause de Mikael fut presque aussi longue que la sienne.
— Lisbeth, je ne suis pas ici pour t'emmerder. Je ne vais pas te faire chanter. Je suis ici pour demander ton aide pour une enquête. Tu peux répondre oui ou non. Si tu dis non, je m'en vais et je trouve quelqu'un d'autre et tu n'auras plus jamais de mes nouvelles. Il réfléchit une seconde puis il lui sourit. A condition que je ne te retrouve pas dans mon ordinateur, j'entends.
Elle le fixa d'un regard vide.
19
JEUDI 19 JUIN — DIMANCHE 29 JUIN
MIKAEL PASSA DEUX JOURS à parcourir ses documents en attendant de savoir si Henrik Vanger allait survivre ou pas. Il restait en contact étroit avec Dirch Frode. Le jeudi soir, Frode passa le voir dans la maison des invités pour annoncer que l'alerte semblait levée pour l'instant.
— Il est faible mais j'ai pu parler avec lui un moment aujourd'hui. Il veut te rencontrer au plus tôt.
Vers 13 heures le samedi de la Saint-Jean, Mikael se rendit donc à l'hôpital de Hedestad et trouva le service où Henrik Vanger était soigné. Il tomba sur Birger Vanger, très irrité, qui lui barra le chemin en lui expliquant avec beaucoup d'autorité que Henrik Vanger était dans l'incapacité de recevoir des visites. Mikael garda son calme et contempla le conseiller municipal.
— C'est drôle. Henrik Vanger m'a fait parvenir le message très clair qu'il désirait me voir aujourd'hui.
— Tu ne fais pas partie de la famille et tu n'as rien à foutre ici.
— C'est vrai que je ne fais pas partie de la famille. Mais j'agis sur la demande expresse de Henrik Vanger et je ne reçois des ordres que de lui.
L'échange aurait pu tourner à la dispute violente si Dirch Frode n'était pas sorti de la chambre de Henrik juste à ce moment-là.
— Ah, te voilà. Henrik demandait justement où tu étais.
Frode tint la porte ouverte et Mikael entra dans la chambre en se glissant devant Birger Vanger.
Henrik Vanger paraissait avoir pris dix ans au cours de la semaine passée. Ses paupières restaient à demi baissées sur ses yeux, un tuyau d'oxygène entrait dans son nez et ses cheveux étaient plus emmêlés que jamais. Une infirmière arrêta Mikael en posant une main sur son bras.
— Deux minutes. Pas plus. Et pas d'émotions.
Mikael hocha la tête et s'assit sur une chaise de façon à pouvoir voir le visage de Henrik. Non sans surprise, il se sentit envahi de tendresse et il tendit la main pour serrer doucement celle du vieil homme, toute molle. Henrik Vanger parla par à-coups d'une voix faible.
— Du nouveau ?
Mikael fit oui de la tête.
— Je te ferai un rapport dès que tu iras mieux. Je n'ai pas encore résolu l'énigme, mais j'ai trouvé de nouvelles données et je suis en train de suivre quelques fils. Dans une semaine ou deux, je pourrai dire si ça mène quelque part.
Henrik Vanger essaya de hocher la tête. Ce fut plutôt un battement des paupières pour signifier qu'il avait compris.
— Je dois m'absenter quelques jours.
Les sourcils de Henrik Vanger se contractèrent.
— Non, je n'abandonne pas le navire. Je dois partir pour une recherche. Je me suis mis d'accord avec Dirch Frode pour lui adresser mes rapports. Est-ce que ça te va ?
— Dirch est... mon mandataire... de tout point de vue.
Mikael hocha la tête.
— Mikael... si jamais... il m'arrivait de... je veux que tu termines... le boulot quand même.
— Je promets de terminer le boulot.
— Dirch a toutes les... procurations.
— Henrik, je veux que tu te rétablisses vite. Je t'en voudrais terriblement si tu t'éteignais maintenant que j'ai autant avancé dans mon travail.
— Deux minutes, fit l'infirmière.
— Je dois partir. La prochaine fois que je passe, je compte avoir une longue conversation avec toi.
BIRGER VANGER ATTENDAIT Mikael quand il sortit dans le couloir et l'arrêta en posant une main sur son épaule.
— Je ne veux pas que tu perturbes Henrik davantage. Il est gravement malade et ne doit pas être dérangé ou troublé de quelque façon que ce soit.
— Je comprends ton inquiétude et tu as toute ma sympathie. Je ne vais pas le perturber.
— Tout le monde a compris que Henrik t'avait embauché pour fouiller dans son petit hobby... Harriet. Dirch Frode dit que Henrik avait été très troublé par une conversation que vous avez eue juste avant son infarctus. Il m'a dit que tu pensais avoir peut-être déclenché la crise.
— Je ne le pense plus. Henrik Vanger est bourré d'artériosclérose dans les coronaires. Il aurait pu avoir un infarctus rien qu'en allant aux toilettes. Je suis sûr que tu le sais aussi.
— Je veux avoir un droit de regard total sur ces bêtises. C'est dans ma famille que tu es en train de fouiner.
— Donc, comme je disais... je travaille pour Henrik. Pas pour la famille.
Birger Vanger n'était apparemment pas habitué à ce qu'on lui tape sur les doigts. Un bref instant il dévisagea Mikael avec un regard sans doute destiné à inspirer du respect, mais qui lui donnait surtout l'air d'un élan bouffi de suffisance. Puis Birger Vanger pivota sur ses talons et entra dans la chambre de Henrik.
Mikael se retint d'éclater de rire. Ce n'était pas très indiqué de rire dans le couloir si près du lit de malade de Henrik, qui pourrait aussi être son lit de mort. Mais Mikael s'était soudain remémoré une strophe d'un abécédaire rimé de Lennart Hyland, qu'on avait republié dans les années 1960 pour la quête humanitaire de la radio et que pour une raison incompréhensible il avait mémorisée quand il apprenait à lire et à écrire. C'était la lettre E : L'Elan solitaire sous la bruine contemple bêtement la forêt en ruine.
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