— C'est une thèse intéressante, fit-elle.
Mia Bergman eut l'air stupéfaite.
— Qu'est-ce que tu sais de ma thèse ?
— Je suis tombée sur une copie, répondit la fille mystérieusement.
L'irritation de Dag Svensson redoubla.
— Maintenant, je crois qu'il est temps que tu m'expliques ce que tu veux ! dit-il d'une voix rude.
La fille rencontra son regard. Il remarqua soudain que son iris était tellement sombre que ses yeux en devenaient noirs comme de l'encre à la lumière. Il comprit qu'il s'était mépris sur son âge — elle était plus âgée qu'il ne l'avait cru au départ.
— Je veux savoir pourquoi tu poses partout des questions sur Zala, Alexander Zala, dit Lisbeth Salander. Et je veux surtout connaître exactement ce que tu sais à son sujet.
Alexander Zala, pensa Dag Svensson soudain choqué. Jamais auparavant il n'avait entendu de prénom.
Dag Svensson examina la fille devant lui. Elle leva sa tasse et but une gorgée de café sans le lâcher du regard. Ses yeux étaient totalement dépourvus de chaleur. Il se sentit tout à coup vaguement mal à l'aise.
CONTRAIREMENT A MIKAEL et aux autres adultes du groupe et bien que ce soit son anniversaire, Annika Giannini n'avait bu qu'une bière. Elle s'était abstenue de boire aussi bien du vin que de l'aquavit au repas. Vers 22 h 30, elle était par conséquent parfaitement sobre et, vu qu'elle considérait son grand frère dans certaines circonstances comme un parfait imbécile dont il fallait prendre soin, elle lui proposa généreusement de le raccompagner chez lui en voiture, via Enskede. Elle avait de toute façon prévu de le conduire à l'arrêt de bus dans Värmdövägen, et pousser jusqu'en ville ne prendrait pas beaucoup plus de temps.
— Pourquoi tu n'achètes pas une voiture ? se plaignit-elle malgré tout quand Mikael attacha sa ceinture de sécurité.
— Parce que contrairement à toi, j'habite suffisamment près de mon boulot pour pouvoir y aller à pied et je n'ai besoin d'une voiture qu'une fois par an environ. De plus, je n'aurais pas pu conduire, puisque ton homme m'a poussé à ingurgiter je ne sais combien de verres d'aquavit.
— Il est en train de devenir suédois. Il y a dix ans, il t'aurait fait boire des alcools italiens.
Ils profitèrent du trajet en voiture pour bavarder entre frère et sœur. A part une tante tenace du côté paternel, deux tantes moins tenaces côté maternel et quelques cousins germains ou plus éloignés, Mikael et Annika restaient les seuls de leur famille. Leur différence d'âge de trois ans ne les avait pas spécialement rapprochés dans l'adolescence, mais ils s'étaient retrouvés d'autant mieux devenus adultes.
Annika avait fait son droit et Mikael la considérait comme la plus douée des deux. Elle avait traversé ses études le vent en poupe, passé quelques années dans un tribunal rural et ensuite comme assistante d'un des avocats les plus célèbres de Suède avant de démissionner et d'ouvrir son propre cabinet. Annika s'était spécialisée dans le droit de la famille, ce qui peu à peu s'était transformé en un projet d'égalité. Elle s'était engagée comme avocate de femmes maltraitées, avait écrit un livre sur ce sujet et était devenue un nom respecté parmi les féministes. Pour couronner le tout, elle s'était engagée politiquement au côté des sociaux-démocrates, ce qui amenait Mikael à la taquiner et à la traiter d'opportuniste. Pour sa part, Mikael avait décidé dès son jeune âge qu'il ne pouvait pas adhérer à un parti politique s'il voulait conserver une crédibilité journalistique. Il évitait même de voter et, quand il lui était arrivé de le faire, il avait toujours refusé de révéler pour qui il avait voté, même à Erika Berger.
— Comment tu vas ? demanda Annika alors qu'ils passaient le pont de Skurubron.
— Ben, je vais bien.
— C'est quoi le problème, alors ?
— Le problème ?
— Je te connais, Micke. Tu as eu ton air pensif toute la soirée.
Mikael garda le silence un petit moment.
— C'est compliqué comme histoire. J'ai deux problèmes en ce moment. L'un concerne une fille que j'ai connue il y a deux ans et qui m'a aidé dans l'affaire Wennerström. Ensuite elle a disparu de ma vie sans un mot d'explication. Je n'ai pas eu la moindre nouvelle d'elle pendant plus d'un an, avant la semaine dernière.
Mikael raconta l'agression dans Lundagatan.
— Tu as porté plainte ? demanda Annika tout de suite.
— Non.
— Et pourquoi pas ?
— Cette fille tient terriblement à sa vie privée. C'est elle qui a été agressée. C'est à elle de porter plainte.
Mikael soupçonnait que ce point ne devait pas se trouver en haut de la liste des priorités de Lisbeth Salander.
— Tête de lard, dit Annika en tapotant la joue de Mikael. Toujours à vouloir t'occuper de tout. Et le deuxième problème ?
— On est en train de sortir un sujet à Millenium qui va faire du bruit. Toute la soirée je me suis demandé si je ne devais pas te consulter. En tant qu'avocate, je veux dire.
Annika lorgna son frère avec surprise.
— Me consulter ! s'écria-t-elle. Ça vient de sortir, ça.
— Le sujet en question parle de trafic de femmes et de violence à l'égard des femmes. Tu travailles sur la violence à l'égard des femmes et tu es avocate. Je sais que tu ne t'occupes pas de la liberté de la presse, mais j'aimerais beaucoup que tu lises le texte avant qu'on imprime. Il s'agit à la fois d'articles dans un numéro du journal et d'un livre, ça fait pas mal de choses à lire.
Annika ne dit rien tandis qu'elle tournait au niveau de la zone industrielle de Hammarby et passait l'écluse de Sickla. Elle emprunta de petites rues étriquées parallèles à Nynäsvägen jusqu'à ce qu'elle puisse remonter Enskedevägen.
— Tu sais, Mikael, je t'en ai vraiment voulu une seule fois dans ma vie.
— Ah bon ? répondit Mikael tout surpris.
— C'était quand tu as été inculpé dans l'affaire Wennerström et que tu as ramassé ces trois mois de prison pour diffamation. J'étais tellement furieuse contre toi que j'ai failli exploser.
— Pourquoi ? Je m'étais planté, c'est tout.
— Tu t'étais déjà planté plein de fois dans ta vie. Mais cette fois-ci tu avais besoin d'un avocat et le seul vers qui tu ne te sois pas tourné, c'est moi. Au lieu de ça, tu as accepté qu'ils te traînent dans la boue, aussi bien dans les médias qu'au procès. Tu ne t'es même pas défendu. Ça m'a tuée.
— Il s'agissait de circonstances particulières. Tu n'aurais rien pu faire.
— Non, mais je ne l'ai compris qu'un an plus tard quand Millenium est revenu en lice et que vous avez réduit Wennerström à l'état de serpillière. Jusque-là, tu m'avais vraiment déçue.
— Tu n'aurais rien pu faire pour gagner le procès.
— Il y a un truc que tu n'as pas pigé, grand frère. Moi aussi je comprends que c'était un cas perdu d'avance. J'ai lu le verdict. Mais ce qui me tue, c'est que tu ne sois pas venu me demander de l'aide, à moi. Style : Salut frangine, j'ai besoin d'un avocat. C'est pour ça que tu ne m'as jamais vue au tribunal.
Mikael réfléchit à la chose.
— Désolé. Je suppose que j'aurais dû.
— Un peu que tu aurais dû.
— J'étais hors service cette année-là. Je n'arrivais pas à parler avec qui que ce soit. Tout ce que je voulais, c'était mourir.
— Ce n'est pas exactement ce que tu as fait.
— Excuse-moi.
Annika Giannini sourit tout à coup.
— Super. Des excuses deux ans plus tard. D'accord. Je vais le relire, ton texte. C'est urgent ?
— Oui. On imprime bientôt. Tourne à gauche, là.
ANNIKA GIANNINI SE GARA du côté opposé de la résidence de Björneborgsvägen où habitaient Dag Svensson et Mia Bergman.
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