Les inconvénients étaient évidents. Un oui signifierait que son partenariat avec Mikael serait rompu. Il ne la suivrait jamais chez le Grand Dragon, même si elle lui faisait une offre enrobée de chocolat. Il n'avait pas besoin de cet argent et il se portait parfaitement bien à bidouiller ses propres textes à son propre rythme.
Elle se sentait bien dans son rôle de patronne de Millenium. Il lui avait fourni une position dans le monde journalistique qu'elle estimait presque imméritée. Ce n'était pas elle qui produisait les informations. Ce n'était pas son truc — elle ne se considérait pas comme particulièrement douée pour l'écriture. En revanche, elle était bonne journaliste à la radio ou à la télé et elle était surtout une directrice brillante. Et elle aimait bien le travail d'improvisation qu'imposait son rôle de patronne de Millenium.
Mais Erika Berger était tentée. Pas tant par le salaire que par le fait que ce travail la transformerait définitivement en une des actrices les plus influentes du monde des médias. L'offre ne sera pas formulée une deuxième fois, avait dit le directeur.
Arrivée devant l'hôtel de Saltsjöbaden, elle comprit à son grand désespoir qu'elle ne pourrait pas dire non. Et elle tremblait à l'idée d'être obligée d'annoncer la nouvelle à Mikael Blomkvist.
COMME TOUJOURS, le dîner chez la famille Giannini se déroula dans une douce atmosphère de chaos. Annika avait deux enfants, Monica, treize ans, et Jennie, dix ans. Son mari, Enrico Giannini, patron pour la Scandinavie d'une société de biotechnologie internationale, avait la garde d'Antonio, seize ans, fils d'un premier lit. Les autres convives étaient Antonia, la mère d'Enrico, et Pietro, le frère d'Enrico, l'épouse de celui-ci, Eva-Lotta, avec leurs deux enfants Peter et Nicola. Plus la sœur d'Enrico, Marcella, qui habitait le quartier avec quatre enfants. Au dîner avait également été invitée la tante Angelina, que la famille considérait comme complètement farfelue ou en tout cas extrêmement excentrique, accompagnée de son nouveau copain.
Le facteur chaos était donc relativement élevé autour de la table à manger aux dimensions généreuses. Les conversations, parfois plusieurs à la fois, étaient menées en un mélange détonnant de suédois et d'italien, et la situation de Mikael ne fut pas allégée par le fait qu'Angelina passa la soirée à lui demander pourquoi il était toujours célibataire et à lui proposer des candidates appropriées parmi ses amies. Mikael finit par déclarer qu'il se marierait volontiers mais que sa maîtresse était malheureusement déjà mariée. Ce qui cloua le bec à Angelina pour un moment.
A 19 h 30, le téléphone portable de Mikael sonna. Il pensait l'avoir éteint et faillit louper l'appel avant de réussir à le sortir de la poche intérieure de sa veste que quelqu’un avait posée sur l'étagère à chapeaux du vestibule. C'était Dag Svensson.
— Je te dérange ?
— Ben, pas tant que ça. Je suis en train de dîner chez ma sœur avec un fort contingent de sa belle-famille. Qu'est-ce qu'il se passe ?
— Deux choses. J'essaie de joindre Christer Malm mais il ne répond pas au téléphone.
— Non. Lui et son copain sont au théâtre ce soir.
— Merde. J'ai promis de le retrouver à la rédaction demain matin avec les photos et les illustrations qu'on veut mettre dans le livre. Christer devait y jeter un coup d'œil pendant le week-end. Mais Mia vient de décréter qu'elle veut aller voir ses parents en Dalécarlie pour Pâques et leur montrer sa thèse. Ce qui fait qu'on partira tôt demain matin.
— D'accord.
— Je ne peux pas les lui envoyer par mail, il s'agit de tirages papier. Est-ce que je pourrais te les faire porter ce soir ?
— Ben oui... mais dis-moi, je suis à Lännersta. Je reste encore un moment ici avant de rentrer chez moi. Enskede ne me fera pas un grand détour. Je peux tout aussi bien passer chez toi chercher les photos. Ça te va si j'arrive vers 11 heures ?
Ça allait très bien à Dag Svensson.
— Deuxième point... et je pense que ça ne va pas te faire plaisir.
— Annonce toujours.
— J'ai un problème avec le texte.
— Oui.
— Je bute sur un truc que je voudrais vérifier avant que le livre passe à l'impression.
— C'est quoi ?
— Zala, avec un Z.
— C'est quoi, un zala ?
— Zala est un gangster, probablement d'un pays de l'Est, peut-être la Pologne. Je t'en ai parlé dans un mail il y a une semaine ou deux.
— Désolé, j'avais oublié.
— Il revient un peu partout dans mes histoires. Les gens semblent en avoir la trouille et personne ne veut parler de lui.
— Ah bon.
— Il y a quelques jours, je suis de nouveau tombé sur lui. Je crois qu'il se trouve en Suède et il devrait faire partie de la liste des michetons dans le chapitre vu.
— Dag, tu ne vas pas tout modifier à trois semaines de l'impression.
— Je sais. Mais c'est comme une sorte de joker qui réapparaît sans arrêt dans le jeu. J'ai discuté avec un flic qui lui aussi avait entendu parler de Zala et... je crois que ça vaut la peine de consacrer quelques jours la semaine prochaine à le vérifier.
— Pourquoi ? Tu as déjà assez de fumiers comme ça dans ton texte.
— Ce fumier-là m'a l'air bien particulier. Personne ne sait vraiment qui il est. Mon petit doigt me dit que ça paierait de fouiller un peu plus.
— Il ne faut jamais mésestimer les petits doigts, dit Mikael. Mais franchement... on ne peut plus repousser la deadline à ce stade. La date a été retenue à l'imprimerie et le livre doit sortir en même temps que Millenium.
— Je sais, répondit Dag Svensson sur un ton abattu.
MIA BERGMAN VENAIT JUSTE de préparer du café et l'avait versé dans le thermos quand on sonna à la porte. Il était presque 21 heures. Dag Svensson était plus près de la porte qu'elle et, pensant que c'était Mikael Blomkvist qui arrivait plus tôt que prévu, il ouvrit imprudemment sans regarder d'abord par le judas. Au lieu de Mikael, il se trouva face à une fille qui lui était totalement étrangère, une fille toute petite, qui ressemblait à une poupée et qu'il prit pour une adolescente.
— Je cherche Dag Svensson et Mia Bergman, dit la fille.
— Je suis Dag Svensson, dit-il.
— Je voudrais vous parler.
Dag regarda machinalement l'heure. Mia Bergman arriva dans le vestibule et pointa une tête curieuse derrière son compagnon.
— C'est un peu tard pour une visite, il me semble, dit Dag.
La fille le regarda, aussi silencieuse que patiente.
— De quoi voudrais-tu parler ? demanda-t-il.
— Je voudrais te parler du livre que tu as l'intention de publier chez Millenium.
Dag et Mia échangèrent un regard.
— Et qui es-tu ?
— Le sujet m'intéresse. Est-ce que je peux entrer ou on reste ici sur le palier à discuter ?
Dag Svensson hésita une seconde. La fille était certes une parfaite inconnue et l'heure de la visite n'était pas des plus habituelles, mais elle semblait suffisamment inoffensive pour qu'il ouvre grande la porte. Il la guida jusqu'à la table à manger dans le séjour.
— Tu veux du café ? demanda Mia.
Dag lorgna sa compagne avec irritation.
— Et si tu répondais à ma question : qui es-tu ?
— Oui merci. Pour le café je veux dire. Je m'appelle Lisbeth Salander.
Mia haussa les épaules et ouvrit le thermos. Elle avait déjà sorti des tasses en prévision de la visite de Mikael Blomkvist.
— Et qu'est-ce qui te fait croire que j'ai l'intention de publier un livre chez Millenium ? demanda Dag Svensson.
Il fut soudain pris d'une méfiance aiguë, mais la fille l'ignora et regarda Mia Bergman à la place. Elle fit une grimace qu'on pouvait interpréter comme un sourire en coin.
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