Mikael était un homme. Il pouvait aller d'un lit à un autre sans que personne bronche. Elle était une femme et le fait qu'elle ait un amant, un seul, et cela avec la bénédiction de son mari — et qu'en plus elle soit fidèle à son amant depuis vingt ans —, suscitait des conversations pour le moins intéressantes dans les dîners en ville. Mais les gens n'ont donc rien d'autre à faire ! Elle réfléchit un moment, prit ensuite le téléphone et appela son mari.
— C'est moi. Qu'est-ce que tu fais, mon chéri ?
— J'écris.
Lars Beckman n'était pas seulement artiste plasticien ; il était surtout spécialiste en histoire de l'art et auteur de plusieurs livres sur le sujet. Il participait régulièrement au débat public et de grosses sociétés d'architectes le consultaient souvent. Les six derniers mois, il avait travaillé sur l'importance de la décoration artistique des bâtiments et la question du bien-être éprouvé par les gens dans certains bâtiments et pas dans d'autres. Le livre avait pris la tournure d'un pamphlet sur le fonctionnalisme qui, de l'avis d'Erika, allait faire des vagues dans le débat esthétique.
— Tu t'en sors ?
— Oui. Ça coule tout seul. Et toi ?
— Je viens juste de boucler le dernier numéro. On passe à l'impression jeudi.
— Félicitations.
— Je suis totalement vidée.
— J'ai l'impression que tu mijotes quelque chose.
— Est-ce que tu as prévu quelque chose ce soir ou serais-tu terriblement mécontent si je ne rentrais pas cette nuit ?
— Dis à Blomkvist qu'il est en train de jouer avec le feu, dit Lars.
— Je crois qu'il s'en fout.
— D'accord. Dis-lui que tu es une sorcière insatiable et qu'il va vieillir avant l'heure.
— Il le sait déjà.
— Dans ce cas, je n'ai plus qu'à me suicider. Je vais écrire jusqu'à ce que je tombe de sommeil. Amuse-toi bien.
Ils échangèrent des bisous au téléphone puis Erika appela Mikael Blomkvist. Il se trouvait chez Dag Svensson et Mia Bergman à Enskede, ils finissaient de faire le point sur quelques détails pas clairs dans le livre de Dag. Elle demanda s'il était pris pour la nuit ou s'il pouvait envisager de masser un dos endolori.
— Tu as les clés, dit Mikael. Fais comme chez toi.
— J'y compte bien, répondit-elle. On se voit dans une heure alors.
Il lui fallut dix minutes pour aller à pied à Bellmansgatan. Elle se déshabilla, prit une douche et prépara un espresso, puis se glissa dans le lit de Mikael et attendit nue et avec impatience.
L'idée la frappa que la satisfaction optimale pour elle serait probablement un ménage à trois avec son mari et Mikael Blomkvist, ce qui avec une probabilité proche de cent pour cent ne se réaliserait jamais. Mikael était hétéro au point que pour le taquiner elle l'accusait d'être homophobe. Il n'avait même pas essayé les hommes. Soupir. Cela prouvait seulement qu'on ne peut pas tout avoir dans ce bas monde.
IRRITÉ, LE GÉANT BLOND FRONÇA LES SOURCILS tandis qu'au volant de sa voiture il progressait à 15 kilomètres à l'heure sur une piste forestière si mal entretenue qu'un bref instant il crut que d'une façon ou d'une autre il avait mal interprété les indications fournies. La nuit commençait juste à tomber quand le chemin s'élargit et qu'enfin la maison apparut. Il se gara, coupa le moteur et regarda autour de lui. La maison était à une bonne cinquantaine de mètres.
Il se trouvait près de Stallarholmen, pas très loin de Mariefred. C'était une petite maison toute simple des années 1950, construite en pleine forêt. Entre les arbres, il apercevait une bande claire de glace sur le lac Mälaren.
Il avait le plus grand mal à comprendre pourquoi quelqu’un aimait passer son temps libre dans un bosquet isolé. Il sortit, referma la portière, et instantanément se sentit mal à l'aise. La forêt lui paraissait immense et menaçante. Il se sentait observé. Il commença à avancer vers la cour, puis il entendit un froissement soudain qui le fit s'arrêter net.
Il regarda fixement la forêt. Tout était silencieux et calme au crépuscule. Il resta immobile pendant deux minutes, les sens en alerte, avant de voir du coin de l'œil une silhouette qui bougeait doucement entre les arbres. Quand il focalisa son regard, la silhouette resta absolument immobile à une trentaine de mètres dans la forêt et le fixa.
Le géant blond eut un vague sentiment de panique. Il essaya de distinguer des détails. Il vit un visage sombre et anguleux. La créature semblait être un nain d'environ un mètre de hauteur et portait des vêtements de camouflage qui rappelaient un costume fait de mousse et de branches de sapin. Un gnome des forêts ? Un leprechaun ? Etaient-ils dangereux, ceux-là ?
Le géant blond retint sa respiration un instant. Il sentit les cheveux se dresser sur son crâne.
Ensuite il cligna vigoureusement des yeux et secoua la tête. Quand il regarda de nouveau, l'être s'était déplacé d'une dizaine de mètres sur la droite. Il n'y a rien. Il savait qu'il hallucinait. Pourtant il voyait très nettement l'être entre les arbres. Et tout à coup l'être bougea, s'approcha. Il semblait avancer vite et décrire un demi-cercle saccadé pour se mettre en position d'attaque.
Le géant blond reprit ses esprits et se hâta de rejoindre la maison. Il frappa un peu trop fort, de façon un peu trop empressée sur la porte. Dès qu'il entendit des mouvements humains à l'intérieur, la panique le lâcha. Il jeta un coup d'œil par-dessus l'épaule. Il n'y avait rien.
Mais il ne souffla que lorsque la porte s'ouvrit. Maître Nils E. Bjurman salua poliment et l'invita à entrer.
MIRIAM WU ÉTAIT ESSOUFFLÉE quand elle remonta du local à ordures où elle avait descendu le dernier sac-poubelle avec les affaires laissées par Lisbeth Salander. L'appartement était aseptisé et sentait bon le savon noir, la peinture et le café chaud. Ce dernier était l'œuvre de Lisbeth. Elle était assise sur un tabouret et contemplait pensivement l'appartement nu où les rideaux, les tapis, les coupons de réduction sur le frigo et son fatras traditionnel dans l'entrée avaient miraculeusement disparu. Elle était tout étonnée de voir à quel point l'appartement semblait grand maintenant.
Miriam Wu et Lisbeth Salander n'avaient pas le même goût, que ce soit au niveau des vêtements, de l'ameublement ou de la stimulation intellectuelle. Plus exactement : Miriam Wu avait du goût et des points de vue précis sur l'état de son intérieur, les meubles qu'elle voulait et les vêtements qui avaient de l'allure. Lisbeth Salander n'avait pas le moindre goût, selon Mimmi.
Après qu'elle était venue inspecter l'appartement de Lundagatan avec les yeux d'un spéculateur, elles avaient discuté et Mimmi avait constaté qu'il faudrait enlever pratiquement tout. Surtout le canapé miteux brunâtre dans le séjour. Est-ce que Lisbeth voulait garder quelque chose ? Non. Mimmi avait donc passé quelques journées et quelques heures chaque soir pendant quinze jours à jeter les vieux meubles récupérés dans des bennes à ordures, à nettoyer les placards, à récurer, à frotter la baignoire et à repeindre la cuisine, le séjour, la chambre et l'entrée, et à vitrifier le parquet du séjour.
Lisbeth était complètement hermétique à ce genre d'exercices mais elle était venue voir et avait découvert fascinée l'œuvre de Mimmi. Maintenant, l'appartement était vide à part une petite table de cuisine en bois massif que Mimmi avait l'intention de poncer et de vernir, deux tabourets solides que Lisbeth s'était appropriés quand un habitant de l'immeuble avait nettoyé son grenier, et une étagère robuste dans le séjour, dont Mimmi estimait pouvoir tirer quelque chose.
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