La troisième lettre personnelle était de Mikael Blomkvist. Elle réfléchit un moment mais décida que ça ferait toujours trop mal de l'ouvrir, et elle la jeta à la poubelle.
Elle entassa dans un carton quelques objets et des babioles qu'elle voulait conserver, et prit un taxi pour Fiskaregatan. Elle monta une minute pour se maquiller, mettre des lunettes et une perruque blonde mi-longue, et glisser un passeport norvégien au nom d'Irene Nesser dans son sac. Elle se regarda dans le miroir et constata que si Irene Nesser ressemblait un peu à Lisbeth Salander, il s'agissait néanmoins d'une femme tout à fait différente.
Après avoir rapidement déjeuné d'une baguette au brie et d'un caffè latte à l'Eden dans Götgatan, elle se rendit à l'agence de location de voitures dans Ringvägen où Irene Nesser loua une Nissan Micra. Puis elle mit le cap sur le magasin Ikea de Kungens Kurva où elle passa trois heures à parcourir l'ensemble du magasin et à noter les références de ce dont elle avait besoin. Elle prit quelques décisions très rapides.
Elle acheta deux canapés en tissu sable, cinq fauteuils à structure souple, deux guéridons d'appoint en bouleau verni, une table basse et quelques petites tables d'appoint. Elle commanda deux combinaisons d'éléments de rangement et deux bibliothèques, un meuble de télévision et un rangement avec portes. Elle compléta avec une armoire à trois portes et une combinaison avec un élément d'angle et deux petites commodes assorties.
Elle passa un long moment pour choisir un lit qu'elle prit alors avec matelas et accessoires. Par précaution, elle acheta aussi un lit pour la chambre d'amis. Elle ne comptait pas vraiment avoir un jour des invités, mais puisqu'elle avait une chambre d'amis, autant la meubler.
La salle de bains de son nouvel appartement était déjà entièrement équipée d'une armoire de toilette, de rangements pour les serviettes et d'un lave-linge d'occasion. Elle se contenta d'acheter un panier à linge bon marché.
En revanche, elle avait grandement besoin de meubles de cuisine. Après une certaine hésitation, elle fixa son choix sur une table en chêne massif avec plateau en verre trempé, plus quatre chaises de couleurs vives.
Elle avait aussi besoin de meubles pour sa pièce de travail et elle regarda bouche bée quelques invraisemblables « postes de travail » avec des rangements astucieux pour l'unité centrale et le clavier. Mais elle secoua la tête et commanda un bureau tout à fait ordinaire en panneaux Jeparticules plaqué hêtre, courbé et aux coins arrondis, ainsi qu'une armoire de rangement de la même série. Elle se donna du temps pour choisir son siège — dans lequel elle allait probablement passer de longues heures — et elle opta pour l'un des plus chers des fauteuils pivotants.
Pour finir, elle fit un tour et acheta un stock considérable de draps, de taies d'oreiller, de serviettes, de couettes, de couvertures, un kit d'installation comprenant couverts tous genres, vaisselle et casseroles, planches à découper, auxquels elle ajouta trois grands tapis, plusieurs lampes de travail et une grande quantité d'équipement de bureau sous forme de classeurs, corbeilles à papier, boîtes de rangement et autres.
Sa tournée achevée, elle passa à la caisse avec sa liste. Elle paya avec la carte au nom de Wasp Enterprises et montra le passeport d'Irene Nesser pour étayer son identité. Elle paya aussi d'avance la livraison et le montage. L'addition s'élevait à un peu plus de 90 000 couronnes.
Elle fut de retour à Söder vers 17 heures et elle eut le temps de faire un saut rapide chez Axelssons Radio-Télévision où elle acheta un téléviseur de 18 pouces et une radiocassette. Peu avant la fermeture, elle entra dans une boutique de Hornsgatan et acheta un aspirateur. A Mariahallen, elle fit l'acquisition d'un balai-brosse, de savon noir, d'un seau, de lessive, de brosses à dents et d'un gros pack de papier-toilette.
Elle sortit épuisée de sa folle tournée de shopping. Elle chargea ses derniers achats dans sa Nissan Micra de location et rejoignit Hornsgatan pour aller s'effondrer au premier étage du café Java. Elle ramassa un journal du soir sur la table voisine et constata que le parti social-démocrate était toujours majoritaire au gouvernement, et que rien d'une importance capitale ne semblait s'être passé dans le pays pendant son absence.
Elle fut de retour dans son appartement vers 20 heures. Profitant de l'obscurité, elle déchargea la voiture et monta tout chez V. Kulla. Elle laissa l'ensemble en vrac dans l'entrée et passa une demi-heure à trouver une place pour garer la voiture de location dans une rue latérale. Revenue chez elle, elle se fit couler un bain et resta une heure dans le spa où trois personnes au moins seraient entrées sans se bousculer. Elle pensa un moment à Mikael Blomkvist. Avant de voir sa lettre le matin, elle n'avait pas pensé à lui depuis des mois. Elle se demanda s'il était chez lui et si Erika Berger lui tenait compagnie.
Au bout d'un moment, elle respira à fond, pencha la tête et s'enfonça le visage sous l'eau. Elle mit les mains sur ses seins, pinça fort les tétons et retint sa respiration plusieurs minutes jusqu'à ce que ses poumons se mettent à faire terriblement mal.
ERIKA BERGER, DIRECTRICE DE MILLENIUM, regarda ostensiblement sa montre quand Mikael Blomkvist arriva avec près d'un quart d'heure de retard à la sacro-sainte réunion de planification du deuxième mardi de chaque mois, au cours de laquelle étaient établies les grandes lignes du programme éditorial et prises les décisions à long terme.
Mikael s'excusa de son retard et marmotta une explication que personne n'entendit ou en tout cas dont personne ne se souviendrait. Outre Erika, étaient présents à la réunion la secrétaire de rédaction Malou Eriksson, l'associé et directeur artistique Christer Malm, la journaliste Monika Nilsson et les temps partiels Lottie Karim et Henry Cortez. Tous étaient tenus de participer aux réunions du mardi dont la planification du numéro suivant était le point fondamental à l'ordre du jour. Mikael Blomkvist constata immédiatement que la jeune charmeuse de stagiaire était absente, mais qu'un visage totalement inconnu était présent à la table de conférence alors qu'on laissait très rarement assister quelqu'un d'extérieur à la planification de Millenium.
— Je vous présente Dag Svensson, dit Erika Berger. Nous allons acheter un de ses textes.
Mikael Blomkvist hocha la tête et lui serra la main. Blond aux yeux bleus, Dag Svensson avait les cheveux coupés très court et une barbe de trois jours. Agé d'une trentaine d'années, il respirait la condition physique solide et saine.
— Comme chaque année, nous sortons un ou deux numéros à thème, poursuivit Erika. Je voudrais ce sujet dans le numéro de mai. L'imprimerie est retenue pour le 27 avril. Ça nous laisse trois mois pour pondre des textes.
— Et de quel thème s'agit-il ? demanda Mikael.
— Dag Svensson est venu me voir la semaine dernière avec l'ébauche d'un sujet. Je lui ai demandé d'être présent à cette réunion. Tu l'expliqueras mieux que moi, dit Erika en se tournant vers Dag.
— Le trafic de femmes, dit Dag Svensson. C'est-à-dire l'exploitation sexuelle des femmes. Dans le cas présent, principalement originaires des pays baltes et de l'Europe de l'Est. Pour tout vous dire, je suis en train d'écrire un livre là-dessus et c'est pour cela que j'ai contacté Erika — vu que vous fonctionnez aussi comme maison d'édition.
Tout le monde sembla trouver cela assez drôle. Les éditions Millenium n'avaient pour l'instant édité qu'un seul livre, en l'occurrence le pavé datant d'un an de Mikael Blomkvist sur l'empire financier du milliardaire Wennerström. Le livre en était à sa sixième édition en Suède et avait aussi été publié en norvégien, en allemand et en anglais, et il était en cours de traduction en français. Ce succès commercial leur paraissait assez incompréhensible compte tenu que l'histoire était déjà archiconnue et avait été dévoilée dans d'innombrables journaux.
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