Mikael Blomkvist était un homme à femmes notoire. Elle était au mieux un divertissement sympathique accueilli par pitié à un moment où il avait eu besoin d'elle et où il n'avait rien trouvé de mieux, mais il aurait vite fait de passer dans un autre lit avec une compagnie plus distrayante. Elle n'avait aucune chance sur ce terrain-là et elle se maudit d'avoir baissé la garde et de l'avoir laissé approcher. Comment avait-elle pu s'imaginer autre chose ?
Quand elle avait retrouvé ses esprits, elle avait coupé tout contact avec lui. Douloureux, mais elle s'était blindée. La dernière fois qu'elle l'avait vu, c'était à la station de métro Gamla Stan, elle était sur le quai et lui dans une rame en direction du centre-ville. Elle l'avait regardé pendant une minute et avait décidé qu'elle n'éprouvait pas la moindre once de sentiment pour lui, parce que cela équivaudrait à saigner à mort. Va te faire foutre ! Il l'avait vue juste au moment de la fermeture des portes et l'avait fixée du regard avant qu'elle tourne les talons et s'en aille alors que la rame repartait.
Elle ne comprenait pas pourquoi il s'était entêté à vouloir garder le contact avec elle et à lui envoyer des mails, comme si pour lui elle était un foutu projet social. Elle pestait de constater qu'il ne semblait pas se rendre compte que chaque fois qu'il lui envoyait un mail, qu'elle supprimait sans le lire, elle avait l'impression que son cœur se brisait.
Non, Stockholm ne l'attirait pas une seconde. A part le patron de Milton Security, quelques anciens partenaires au lit et les filles de l'ex-groupe de rock des Evil Fingers, avec qui elle entretenait une amitié superficielle et prenait une bière au Moulin une fois par mois, elle ne connaissait pratiquement personne dans sa ville natale.
La seule personne pour qui elle ressentait un respect inconfortable était Dragan Armanskij. Elle avait du mal à définir ses sentiments pour lui. Elle s'était toujours sentie vaguement confuse d'éprouver une attirance si peu commode. S'il n'avait pas été marié, et un peu plus jeune et un peu moins conservateur dans sa façon de concevoir la vie, elle aurait pu envisager d'aller voir de plus près.
Finalement, elle avait sorti son agenda et ouvert la partie atlas. Elle n'était jamais allée en Australie ni en Afrique. Elle avait vu les pyramides ou Angkor Vat en images, mais jamais en vrai. Elle n'avait jamais pris le Star Ferry entre Kowloon et Victoria à Hong-Kong, elle n'avait jamais fait de plongée aux Antilles, elle n'avait jamais fréquenté de plage en Thaïlande. A part quelques voyages rapides pour le boulot, où elle s'était rendue dans les pays baltes et les autres pays nordiques, et évidemment Zurich et Londres, elle n'avait guère quitté la Suède de toute sa vie. En réalité, elle avait rarement quitté Stockholm.
Elle n'en avait pas eu les moyens. A l'hôtel à Rome, elle s'était approchée de la fenêtre pour contempler la via Garibaldi. Rome était une ville qui ressemblait à un tas de ruines. Puis elle s'était décidée, avait mis sa veste et était descendue à la réception demander s'il y avait une agence de voyages dans les parages. Là, elle avait pris un aller simple pour Tel-Aviv et passé les jours suivants à se promener dans le vieux Jérusalem, à regarder la mosquée Al-Aqsa et le mur des Lamentations. Avec méfiance, elle avait contemplé les soldats armés jusqu’aux dents à tous les coins de rue et ensuite elle s'était envolée pour Bangkok, puis elle avait continué ainsi jusqu'à la fin de l'année.
Il ne lui restait plus qu'une chose importante à faire. Elle se rendit à Gibraltar, pour voir qui était l'homme à qui elle avait confié la gestion de son argent, et vérifier qu'il faisait bien son boulot.
TOURNER LA CLÉ DE L'APPARTEMENT dont elle était propriétaire fut une sensation bizarre.
Elle posa le sac de provisions et son sac de voyage dans l'entrée et pianota vite le code à quatre chiffres qui coupait l'alarme électronique. Elle retira tous ses vêtements mouillés et les laissa tomber par terre. Entièrement nue, elle fit un petit tour dans la cuisine, brancha le frigo et rangea les courses avant d'aller visiter la salle de bains. Elle passa les dix minutes suivantes sous la douche. Elle fit un repas d'une pomme en tranches et d'une Billys Pan Pizza qu'elle réchauffa dans le micro-ondes. Elle ouvrit un carton de déménagement et trouva un oreiller, des draps et une couverture à l'odeur suspecte d'avoir passé un an dans le carton. Elle fit son lit sur un matelas par terre dans la chambre jouxtant la cuisine.
Elle mit dix secondes à s'endormir après avoir posé la tête sur l'oreiller, dormit presque douze heures d'affilée et se réveilla peu avant minuit. Elle se leva, prépara du café et s'entoura d'une couverture. Elle emporta l'oreiller devant une des fenêtres et s'installa avec une cigarette pour regarder le parc de Djurgården et la baie de Saltsjön. Les lumières la fascinaient. Dans le noir, elle réfléchit à sa vie.
LE LENDEMAIN DE SON RETOUR, l'agenda de Lisbeth Salander fut chargé. Elle ferma la porte de son appartement à 7 heures. Avant de quitter son étage, elle ouvrit une fenêtre d'aération dans la cage d'escalier et suspendit un double de la clé avec un mince fil de cuivre qu'elle attacha derrière la gouttière. Echaudée par de précédentes expériences, elle avait compris l'utilité de toujours avoir un double accessible.
Il faisait un froid de canard. Elle portait un vieux jean usé déchiré aux fesses sous la poche et laissant voir sa petite culotte bleue. Elle avait mis un tee-shirt et un col roulé chaud dont la couture commençait à lâcher au cou. Elle avait sorti son vieux blouson de cuir élimé, avec des rivets sur les épaules. Elle constata qu'elle ferait mieux de le laisser chez un couturier pour qu'il arrange la doublure déchirée et quasi inexistante des poches. Elle avait des chaussettes épaisses et de grosses chaussures. Globalement, elle avait chaud.
Elle prit par Sankt Paulsgatan pour rejoindre le quartier de Zinkensdamm et son ancienne adresse dans Lundagatan. Elle commença par vérifier que sa Kawasaki était toujours à sa place dans la cave. Pour ouvrir la porte de son ancien appartement, il lui fallut pousser un énorme tas de courrier publicitaire.
Avant de quitter la Suède un an auparavant, elle avait hésité sur ce qu'il fallait faire de cet appartement, et la solution la plus simple avait été le système des prélèvements automatiques pour payer tous les frais fixes. Il lui restait encore des meubles, péniblement ramassés dans diverses bennes à ordures, des mugs ébréchés, deux vieux ordinateurs et pas mal de papiers. Mais elle n'avait rien de valeur.
Elle alla chercher un sac-poubelle noir dans la cuisine et passa cinq minutes à séparer la publicité du courrier. La plupart du fatras rejoignit directement la poubelle. Elle avait reçu quelques lettres personnelles genre relevés de compte, déclarations de revenus de Milton Security pour le fisc ou de la pub camouflée. Un avantage de la tutelle était qu'elle n'avait jamais été obligée de s'occuper de la paperasserie des impôts — celle-là brillait par son absence. A part cela, sur une année entière, elle n'avait reçu que trois courriers à son nom.
La première lettre était d'une avocate, Greta Molander, qui avait été l'administrateur ad hoc légal de sa mère. La lettre lui notifiait brièvement que l'inventaire de la succession de sa mère était terminé et que Lisbeth Salander et sa sœur Camilla Salander héritaient de 9 312 couronnes chacune. Cette somme avait été virée sur le compte en banque de Mlle Salander ; aurait-elle l'amabilité d'accuser réception ? Lisbeth glissa la lettre dans la poche intérieure de son blouson.
La deuxième lettre était de Mme Mikaelsson, directrice de la maison de santé d'Äppelviken, qui l'informait aimablement qu'ils avaient toujours un carton avec les possessions de sa mère — aurait-elle la gentillesse de contacter Äppelviken pour donner des instructions ? La directrice terminait en annonçant que s'ils n'avaient pas de nouvelles de Lisbeth ou de sa sœur (dont ils n'avaient pas l'adresse) avant la fin de l'année, ils jetteraient les objets. Elle regarda l'en-tête de la lettre, datée du mois de juin, et ouvrit son téléphone portable. Elle dut attendre qu'on lui passe le bon interlocuteur, puis elle apprit que le carton n'avait pas encore été jeté. Elle s'excusa de ne pas avoir donné de nouvelles plus tôt et promit de passer prendre les affaires dès le lendemain.
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