Là-dessus, elle se connecta à Internet pour chercher des agences immobilières. Le lendemain, elle se leva tôt et se rendit à l'agence Nobel, réputée pour être la meilleure agence immobilière de Stockholm. Elle portait son jean noir élimé, des boots et son blouson de cuir noir. Elle s'approcha du comptoir et regarda distraitement une femme blonde d'une trentaine d'années occupée à mettre à jour le site de l'agence et à charger des photos d'appartement. Finalement, un homme replet d'une quarantaine d'années, aux cheveux roux et fins, vint s'occuper d'elle. Lisbeth demanda ce qu'ils avaient en stock comme appartements et il la regarda stupéfait un petit moment avant d'adopter un ton paternel et moqueur.
— Alors, mademoiselle, vos parents savent que vous avez l'intention de quitter le nid ?
Lisbeth Salander le regarda en silence avec ses grands yeux jusqu'à ce qu'il cesse son petit rire.
— J'ai besoin d'un appartement, précisa-t-elle.
Il se racla la gorge et jeta un petit regard sur sa collègue.
— Je comprends. Et qu'est-ce que vous envisagez ?
— Je veux un appartement à Söder. Il doit avoir un balcon et une vue sur l'eau, au moins quatre pièces et une salle de bains avec fenêtre et de la place pour un lave-linge. Et il faudra un endroit qu'on puisse fermer à clé pour garer ma moto.
La femme à l'ordinateur interrompit son travail et tourna la tête pour dévisager Lisbeth avec curiosité.
— Moto ? demanda l'homme aux cheveux fins.
Lisbeth Salander hocha calmement la tête.
— Puis-je vous demander... euhh, comment vous vous appelez ?
Lisbeth Salander se présenta. Elle posa la question à son tour et l'homme se présenta comme Joakim Persson.
— Voilà, c'est-à-dire que... ça coûte relativement cher d'acheter un appartement ici, à Stockholm...
Lisbeth le regarda dans un silence patient. Elle demanda quels appartements il pouvait lui proposer et l'informa que sa précision au sujet du coût était superflue et sans intérêt.
— Vous travaillez dans quelle branche ?
Lisbeth réfléchit un instant. Formellement, elle était son propre patron. Dans la pratique, elle ne travaillait que pour Dragan Armanskij et Milton Security, mais cela avait été très irrégulier au cours de l'année passée et elle n'avait pas effectué de mission pour lui depuis trois mois.
— En ce moment je ne fais rien de particulier, répondit-elle avec honnêteté.
— Je vois... étudiante, je suppose.
— Non, je ne suis pas étudiante.
Joakim Persson était venu de son côté du comptoir et avait gentiment mis son bras autour des épaules de Lisbeth, il gloussa en la guidant doucement vers la porte.
— Eh oui, mademoiselle, vous serez la bienvenue dans quelques années, mais il faudra alors que vous apportiez un peu plus d'argent que ce que vous avez dans votre tirelire. Votre argent de poche n'est pas tout à fait suffisant ici, vous savez. Il lui pinça la joue avec bonhomie. Alors, n'hésitez pas à revenir nous voir, et on essaiera de vous dégoter quelque chose de sympathique.
Lisbeth Salander resta plantée dans la rue devant l'agence Nobel pendant plusieurs minutes. Elle se demandait intérieurement ce que Joakim Persson penserait si elle balançait un cocktail Molotov dans sa vitrine. Puis elle rentra à la maison et brancha son PowerBook.
Il lui fallut dix minutes pour pirater le réseau interne de l'agence Nobel avec l'aide de codes d'accès qu'elle avait distraitement vus quand la femme derrière le comptoir s'était connectée avant de commencer à charger les photos. Il fallut encore trois minutes pour qu'elle réalise que l'ordinateur sur lequel la femme travaillait était aussi le serveur de l'entreprise — est-il possible d'être con à ce point ! — et trois de plus pour avoir accès aux quatorze ordinateurs qui constituaient le réseau. En un peu plus de deux heures, elle avait épluché la comptabilité de Joakim Persson et avait constaté que celui-ci avait dissimulé au fisc près de 750 000 couronnes les deux dernières années.
Elle téléchargea tous les fichiers indispensables et les ficela en un paquet cohérent qu'elle envoya par mail au Trésor public à partir d'une adresse e-mail anonyme d'un fournisseur d'accès aux Etats-Unis. Cela fait, elle chassa Joakim Persson de ses pensées.
Elle consacra le reste de la journée à parcourir les offres d'appartements intéressants de l'agence Nobel. L'objet le plus cher était un petit château à côté de Mariefred, où elle n'avait aucune envie de s'installer. Rien que pour les emmerder, elle choisit le deuxième objet le plus cher parmi les offres de l'agence, un appartement grandiose à Fiskaregatan, près de Mosebacke Torg.
Elle passa un long moment à regarder des photos et à examiner le plan. Finalement, elle put constater que l'appartement de Fiskaregatan remplissait parfaitement toutes les exigences de sa liste. L'ancien propriétaire était un directeur d'ABB qui avait disparu de la scène après s'être octroyé un parachute sensationnel et durement critiqué de 1 milliard de couronnes.
Le soir, elle prit son téléphone pour appeler Jeremy MacMillan, un des associés du cabinet d'avocats MacMillan & Marks à Gibraltar. Elle avait déjà fait des affaires avec MacMillan. C'était lui qui, contre une rémunération généreuse, avait monté un certain nombre de sociétés bidon pour elle. Ces sociétés étaient titulaires des comptes en banque qui géraient la fortune qu'elle avait piquée au financier Hans-Erik Wennerström un an auparavant.
Elle sollicita de nouveau les services de MacMillan. Cette fois-ci, elle lui demanda d'agir pour le compte de sa société Wasp Enterprises, et d'engager des pourparlers avec l'agence Nobel en vue d'acquérir le coquet appartement de Fiskaregatan près de Mosebacke Torg. Les tractations durèrent quatre jours, et la note finale représentait une somme qui lui fit hausser un sourcil. Plus cinq pour cent de commission pour MacMillan. Avant la fin de la semaine, elle avait déménagé deux cartons de vêtements, de la literie, un matelas et quelques ustensiles de cuisine. Ensuite elle avait habité — du moins dormi sur un matelas — dans l'appartement pendant trois semaines, durant lesquelles elle s'était employée à chercher des cliniques de chirurgie esthétique, à mener à terme quelques affaires administratives en cours (dont une conversation nocturne avec un certain maître Nils Bjurman), et à avancer des frais fixes, charges, électricité, etc.
ENSUITE, ELLE AVAIT ACHETÉ SON BILLET pour rejoindre la clinique en Italie. Une fois l'opération terminée et qu'elle avait pu quitter la clinique, elle avait pris une chambre d'hôtel à Rome pour réfléchir à ce qu'elle allait faire. Elle aurait dû retourner en Suède et se mettre à réorganiser sa vie mais, pour plusieurs raisons, la seule pensée de Stockholm lui donnait des nausées.
Elle n'avait pas de véritable métier. Il lui semblait qu'elle n'avait pas d'avenir à Milton Security. Ce n'était pas la faute de Dragan Armanskij. Il aurait voulu qu'elle fasse partie des employés permanents et devienne un élément moteur de l'entreprise, mais à vingt-cinq ans, elle n'avait toujours aucune formation et elle n'avait pas envie de découvrir, vers ses cinquante ans, qu'elle passait toujours son temps à réaliser des enquêtes sur des voyous du monde des PDG. C'était un passe-temps amusant — pas la vocation d'une vie.
Une des raisons de son hésitation à retourner à Stockholm s'appelait aussi Mikael Blomkvist. A Stockholm, elle risquait fort de tomber sur ce Foutu Super Blomkvist et c'était pour le moment une des dernières choses qu'elle souhaitait. Il l'avait blessée. Elle avait l'honnêteté de reconnaître qu'il n'en avait pas eu l'intention. Elle ne pouvait que s'en prendre à elle-même d'être tombée amoureuse de lui. Rien que le mot « amoureuse » était une contradiction en ce qui concernait cette Foutue Dinde de Lisbeth Salander, un mètre cinquante et une apparence physique qui éveillait forcément des commentaires, sans oublier un bagage social qui la transformait en singe où qu'elle se montre.
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