Au moment où Zalachenko tournait le bouton de l'interrupteur, le tranchant le frappa de biais sur le côté droit du visage, brisa l'os de la joue et s'enfonça de quelques millimètres dans le front. Il n'eut jamais le temps de comprendre ce qui s'était passé, mais la seconde suivante, son cerveau enregistra la douleur et il se mit à hurler comme un dément.
RONALD NIEDERMANN SE RÉVEILLA en sursaut et s'assit, tout étourdi. Il entendit un hurlement que tout d'abord il ne pensa pas humain. Ça venait de dehors. Puis il se rendit compte que c'était Zalachenko qui hurlait. Il fut rapidement sur pied.
LISBETH SALANDER PRIT SON ÉLAN et lança la hache une nouvelle fois mais son corps n'obéit pas aux ordres. Son intention avait été de soulever la hache et de la planter dans la tête de son père mais elle avait épuisé toutes ses forces et le coup l'atteignit bien au-dessous, juste sous le genou. Le poids ficha cependant le tranchant si profondément que la hache resta coincée et lui fut arrachée de la main quand Zalachenko tomba la tête la première dans la remise. Il n'arrêtait pas de hurler.
Elle se pencha pour reprendre la hache. Le sol se mit à tanguer quand la douleur irradia dans sa tête. Elle fut obligée de s'asseoir. Elle tendit la main et tâta les poches de Zalachenko. Il avait toujours le pistolet dans la poche droite de sa veste et elle focalisa son regard tandis que la terre vacillait.
Un Browning calibre 22.
Un joujou de boy-scout !
C'est pour ça qu'elle était en vie. Si elle avait été touchée par une balle du Sig Sauer de Niedermann ou par une munition plus grosse, elle aurait eu un trou énorme à travers le crâne.
Au moment même où elle formulait cette pensée, elle entendit les pas de Niedermann à peine réveillé, qui se dressa soudain dans l'ouverture de la porte de la remise. Il s'arrêta net et regarda la scène avec des yeux écarquillés et pleins d'incompréhension. Zalachenko hurlait comme un fou. Son visage n'était qu'un masque ensanglanté. Il avait une hache fichée dans le genou. Une Lisbeth Salander ensanglantée et crottée était assise par terre à côté de lui. On l'aurait dit sortie tout droit d'un de ces films d'horreur que Niedermann avait trop visionnés.
RONALD NIEDERMANN, insensible à la douleur et bâti comme un robot antichar, n'avait jamais aimé l'obscurité. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, l'obscurité avait toujours été synonyme de menace.
Il avait vu de ses yeux des créatures dans le noir, et une terreur indescriptible le guettait perpétuellement. Et maintenant l'horreur venait de se matérialiser.
La fille assise par terre était morte. Cela ne faisait aucun doute.
Il l'avait enterrée lui-même.
Par conséquent, l'être par terre n'était pas une fille mais une créature revenue de l'autre côté de la tombe et qui ne pourrait être combattue ni avec des forces humaines ni avec une arme.
La métamorphose d'être humain en mort-vivant avait déjà commencé. Sa peau s'était transformée en une carapace comme celle des lézards. Ses dents découvertes étaient des crocs acérés prêts à arracher des morceaux de chair de sa proie. Sa langue de reptile fusa et lécha le pourtour de la bouche. Ses mains pleines de sang avaient des griffes comme des rasoirs d'une dizaine de centimètres de long. Il vit briller ses yeux incandescents. Il pouvait l'entendre grogner et il la vit tendre ses muscles pour lui sauter à la gorge.
Il vit tout à coup, très nettement, qu'elle avait une queue qui se courba et se mit à fouetter le sol pour le menacer.
Puis elle leva le pistolet et tira. La balle passa tellement près de l'oreille de Niedermann qu'il put sentir la chaleur de son souffle. Il vit que sa bouche lui lançait une flamme.
C'en fut trop.
Il arrêta de penser.
Il pivota sur ses talons et courut pour sa vie. Elle tira encore un coup de feu qui le rata complètement mais qui parut lui donner des ailes. Il franchit une clôture d'un bond de chevreuil et fut englouti par le noir du champ en direction de la route. Il courait, poussé par une terreur irrationnelle.
Lisbeth Salander le vit, sidérée, disparaître hors de vue.
Elle se traîna jusqu'à la porte et guetta le noir, mais sans voir Niedermann. Au bout d'un moment, Zalachenko cessa de crier mais continua de gémir, encore sous le choc. Elle ouvrit le pistolet et constata qu'il restait une cartouche, et elle envisagea de la tirer dans la tête de Zalachenko. Puis elle se rappela que Niedermann se trouvait encore là dehors dans le noir et qu'il valait mieux garder la dernière balle. S'il l'attaquait, elle aurait probablement besoin d'autre chose qu'une balle de calibre 22. Mais c'était mieux que rien.
ELLE SE LEVA PÉNIBLEMENT, sortit de la remise en boitillant et claqua la porte. Il lui fallut cinq minutes pour remettre la barre en place. Elle traversa la cour d'un pas vacillant, entra dans la maison et trouva le téléphone sur une commode dans la cuisine. Elle composa le numéro qu'elle n'avait pas utilisé depuis deux ans. Il n'était pas chez lui. Le répondeur se mit en marche.
Bonjour. Vous êtes bien chez Mikael Blomkvist. Je ne peux pas vous répondre pour le moment, mais laissez votre nom et votre numéro de téléphone, et je vous rappellerai dès que possible.
Biiip.
— Mig-g-kral, dit-elle et elle se rendit compte que sa voix était en purée. Elle avala. Mikael. C'est Salander.
Ensuite elle ne sut plus quoi dire.
Elle raccrocha lentement.
Le Sig Sauer de Niedermann était démonté pour nettoyage sur la table de cuisine devant elle, à côté du P-83 Wanad de Benny Nieminen. Elle lâcha le Browning de Zalachenko par terre, chancela jusqu'à la table, saisit le Wanad pour vérifier le chargeur. Elle trouva aussi son PD A Palm et le glissa dans sa poche. Ensuite elle trébucha jusqu'à l'évier et remplit une tasse à café sale avec de l'eau glacée. Elle en but quatre tasses. En levant la tête, elle vit soudain son propre visage dans un petit miroir sur le mur. Elle faillit presser sur la détente tellement elle eut peur.
Ce qu'elle vit rappelait plus une bête qu'un être humain. Elle vit une démente, le visage tordu et la bouche grande ouverte. Elle était couverte de saleté. Son visage et son cou étaient une bouillie figée de sang et de boue. Elle comprit ce que Ronald Niedermann avait vu dans la remise.
Elle s'approcha davantage du miroir et prit soudain conscience que sa jambe gauche traînait derrière elle. Elle avait très mal à la hanche à l'endroit où la première balle de Zalachenko l'avait touchée. La deuxième balle l'avait atteinte à l'épaule et avait paralysé le bras gauche. Ça faisait mal.
Mais c'était la douleur à la tête qui la faisait tanguer, tellement c'était fort. Elle leva lentement sa main droite et tâta l'arrière de sa tête. Ses doigts rencontrèrent soudain le cratère du trou d'entrée.
Elle tâta le trou dans le crâne et comprit tout à coup, horrifiée, que c'était son propre cerveau qu'elle touchait, qu'elle était si grièvement blessée qu'elle était mourante ou qu'elle aurait peut-être déjà dû être morte. Elle n'arrivait pas à comprendre qu'elle tienne encore sur ses jambes.
Une fatigue paralysante s'abattit subitement sur elle. Elle n'était pas sûre d'être sur le point de s'évanouir ou de s'endormir, mais elle s'approcha de la banquette où elle s'allongea doucement et reposa le côté droit de la tête, qui n'était pas blessé, sur un coussin.
Elle était obligée de s'allonger pour reprendre des forces mais elle savait qu'elle ne pouvait pas se permettre de s'endormir avec Niedermann là dehors. Tôt ou tard, il allait revenir. Tôt ou tard, Zalachenko allait réussir à sortir de la remise à bois et à se traîner dans la maison, mais elle n'avait plus de forces pour se tenir debout. Elle avait froid. Elle défit le cran de sûreté.
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