Puis elle le laissa et disparut de son champ de vision. Elle resta absente plus d'un quart d'heure. Quand elle revint, elle tira une chaise et s'assit bien en face de lui. Il essaya d'éviter de regarder son visage au maquillage grotesque mais ne put s'en empêcher. Elle posa un pistolet sur la table. Le sien. Elle l’avait trouvé dans la boîte à chaussures de la penderie. Un Colt 1911 Government. Une petite arme illégale qu'il avait depuis plusieurs années et qu'il s'était procurée sur un coup de tête quand un ami la revendait, mais qu'il n'avait jamais utilisée, même à l'essai. Devant ses yeux, elle sortit le chargeur et y glissa une balle. Per-Åke Sandström faillit s'évanouir. Il se força à rencontrer son regard.
— Je ne comprendrai jamais pourquoi les hommes ont toujours besoin de garder des souvenirs de leurs perversions, dit-elle.
Elle avait une voix douce mais glaciale. Elle parlait à voix basse mais distincte. Elle leva une photo qu'elle avait imprimée à partir de son disque dur.
— Je suppose qu'il s'agit de l'Estonienne Inès Hammujärvi, dix-sept ans, originaire du village de Riepalu près de Narva. Tu t'es bien amusé avec elle ?
La question était rhétorique. Per-Åke Sandström ne pouvait pas répondre. Sa bouche était toujours scotchée et son cerveau incapable de formuler une réponse. La photo montrait... bon sang, pourquoi est-ce que j'ai gardé ces photos ?
— Tu sais qui je suis ? Hoche la tête.
Per-Åke Sandström hocha la tête.
— Tu es un porc sadique, un salaud et un violeur.
Il ne bougea pas.
— Hoche la tête.
Il hocha la tête. Il eut soudain des larmes aux yeux.
— Mettons au point les règles, dit Lisbeth Salander. A mon avis, on devrait t'exécuter illico. Que tu survives à cette nuit ou pas m'est complètement égal. Tu comprends ?
Il hocha la tête.
— A ce stade, tu sais forcément que je suis une folle qui adore tuer des gens. Surtout des hommes.
Elle montra les journaux du soir des derniers jours, qu'il avait conservés en pile sur la table.
— Je vais enlever le scotch de ta bouche. Si tu cries ou si tu lèves la voix, je te zapperai avec ça.
Elle brandit une matraque électrique.
— Cette vilaine chose envoie 75 000 volts. A peu près 60 000 volts la fois d'après, quand je m'en suis servie une fois et que je ne l'ai pas rechargée. Tu comprends ?
Il eut l'air d'hésiter.
— Cela signifie que tes muscles ne fonctionnent plus. C'est ce que tu as vécu devant la porte tout à l'heure en rentrant.
Elle lui sourit.
— Cela signifie que tes jambes ne vont plus te porter et que tu te pendras toi-même. Et une fois que je t'aurai démoli, je me lèverai et je quitterai l'appartement, tout simplement.
Il hocha la tête. Oh, mon Dieu, c'est une folle, une vraie tueuse. Malgré lui, les larmes se mirent soudain à couler de façon incontrôlée sur ses joues. Il renifla.
Elle se leva et arracha le ruban adhésif. Son visage grotesque se trouva à quelques centimètres seulement du sien.
— Tais-toi, dit-elle. Ne dis pas un mot. Si tu parles sans y être invité, je te démolis.
Elle attendit qu'il ait fini de renifler et qu'il croise son regard.
— Tu as une seule possibilité de survivre à cette nuit, dit-elle. Une chance — pas deux. Je vais te poser un certain nombre de questions. Si tu y réponds, je te laisserai vivre. Hoche la tête si tu as compris.
Il hocha la tête.
— Si tu refuses de répondre à une question, je te bousille. Tu comprends ?
Il hocha la tête.
— Si tu mens ou si tu réponds évasivement, je te bousille.
Il hocha la tête.
— Je ne négocierai pas avec toi. Je ne t'accorderai pas de deuxième chance. Soit tu réponds immédiatement à mes questions, soit tu meurs. Si tu réponds de façon satisfaisante, tu survivras. C'est aussi simple que ça.
Il hocha la tête. Il la croyait. Il n'avait pas le choix.
— Je t'en prie, dit-il. Je ne veux pas mourir...
Elle le regarda avec gravité.
— C'est toi-même qui décides si tu vas vivre ou mourir. Mais tu viens juste de transgresser ma première règle qui est que tu n'as pas le droit de parler sans mon autorisation.
Il serra les lèvres. Bon sang, elle est complètement malade.
MIKAEL BLOMKVIST SE SENTAIT à tel point frustré et fébrile qu'il ne savait pas quoi faire. Pour finir, il mit sa veste et un foulard, marcha au hasard jusqu'à Södra Station, passa devant l'immeuble de Bofill avant de finalement atterrir à la rédaction dans Götgatan. Tout y était éteint et calme. Il n'alluma aucune lampe, mais mit en route la cafetière, se planta devant la fenêtre et regarda la rue en bas en attendant que l'eau coule à travers le filtre. Il essayait de mettre de l'ordre dans ses pensées. Comme il voyait les choses, toute l'enquête autour des meurtres de Dag Svensson et Mia Bergman était une mosaïque brisée dont certains morceaux étaient discernables tandis que d'autres manquaient totalement. Quelque part dans la mosaïque, il y avait un dessin. Il pouvait le deviner mais pas le voir. Trop de morceaux étaient absents dans la mosaïque.
Le doute l'assaillit. Elle n'est pas une meurtrière folle, se dit-il, comme un rappel. Elle avait écrit qu'elle n'avait pas tué Dag et Mia. Il la croyait. Mais d'une façon incompréhensible, elle était quand même intimement liée à l'énigme de ces meurtres.
Il se mit lentement à réviser la théorie qu'il défendait depuis le jour où il était entré dans l'appartement d'Enskede. De façon évidente, il avait supposé que le reportage de Dag Svensson sur le trafic de femmes était le seul mobile plausible des meurtres de Dag et Mia. Maintenant il commençait, tardivement, à accepter l'affirmation de Bublanski que cela n'expliquait pas le meurtre de Bjurman.
Salander avait écrit qu'il pouvait laisser tomber les michetons et qu'il devait se focaliser sur Zala. Comment ? Que voulait-elle dire ? Foutue nana compliquée. Pourquoi ne pouvait-elle pas dire les choses de façon compréhensible ?
Mikael retourna dans la kitchenette et se versa du café dans un mug orné du logo de la Jeune Gauche. Il s'assit dans le canapé au milieu de la rédaction, posa les pieds sur la table basse et alluma une cigarette clandestine.
Björck, c'était la liste des michetons. Bjurman, c'était Salander. Ça ne pouvait pas être un hasard qu'aussi bien Bjurman que Björck aient travaillé à la Säpo. Et un rapport de police concernant Salander avait disparu.
Pouvait-il y avoir plus d'un mobile ?
Il resta immobile un moment et se figea sur la pensée. Renversa la perspective.
Est-ce que Lisbeth Salander pouvait être le mobile ?
Mikael resta avec une idée qu'il n'arrivait pas à formuler en mots. Il y avait là quelque chose d'inexploré mais il n'arrivait pas vraiment à s'expliquer ce qu'il entendait par l'idée que Lisbeth Salander puisse personnellement constituer un motif de tuer. Il ressentit la fugace impression d'une révélation sur le point de percer.
Puis il réalisa qu'il était trop fatigué, renversa le café dans l'évier et rentra se coucher. Dans l'obscurité de sa chambre, il reprit le fil et resta éveillé pendant deux heures à essayer de comprendre ce qu'il voulait dire.
LISBETH SALANDER ALLUMA UNE CIGARETTE et s'installa confortablement sur la chaise devant lui. Elle croisa les jambes, la droite sur la gauche, et le fixa. Jamais auparavant Per-Åke Sandström n'avait vu de regard aussi intense. Quand elle parla, sa voix était toujours aussi basse.
— Tu as rendu visite à Inès Hammujärvi dans son appartement à Norsborg la première fois en janvier 2003. Elle venait alors d'avoir seize ans. Pourquoi es-tu allé la voir ?
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