Elle avait donc marché d’un pas rapide jusqu’à sa voiture, avait conduit un moment sans réfléchir, puis s’était retrouvée en train de foncer vers la place Rouge. Elle s’était garée dans la Bolchaïa Loubianka puis avait marché jusqu’à la petite église blanche à l’icône de la Vierge de Vladimir, où se déroulait une messe.
L’église était bondée. Ce n’était plus comme avant, maintenant : les églises étaient toujours bondées. La musique l’enveloppa. Zinaïda alluma un cierge. Elle ne savait pas trop pourquoi elle agissait ainsi, puisqu’elle n’avait pas la foi ; mais c’était le genre de choses que faisait sa mère. « Et qu’ est-ce que ton Dieu a jamais fait pour nous ? » faisait la voix ironique de son père. Elle pensa à lui, et à la fille qui avait écrit le journal, Anna Safanova. Pauvre conne, se dit-elle. Pauvre conne. Alors elle alluma un cierge pour elle aussi, et grand bien lui fasse, où qu’elle puisse se trouver.
Elle regrettait de ne pas avoir de souvenirs plus précis, mais c’était comme ça et il n’y avait rien à y faire. Elle se souvenait principalement de lui ivre, les yeux comme des trous de vers, les poings s’abattant n’importe où. Ou bien rentrant, crevé, de son travail à l’atelier, puant comme un vieux chien, trop fatigué pour se lever de sa chaise et aller se mettre au lit, restant assis sur un exemplaire de la Pravda pour ne pas mettre de la graisse partout. Ou paranoïaque, debout la moitié de la nuit à regarder par la fenêtre ou arpenter le couloir — Qui est-ce qui le regardait ? Qui donc parlait de lui ? — ou à étaler d’autres pages de la Pravda par terre pour nettoyer son Makarov avec obsession. (« S’il le faut, je les tuerai … »)
Mais parfois, lorsqu’il n’était ni ivre ni mort de fatigue, à l’heure douce où il se trouvait entre l’ébriété et l’oubli, il lui parlait de sa vie dans la Kolyma : il lui racontait comment survivre, échanger des services et quelques brins de tabac contre quelque chose à manger, comment se faire accorder le travail le moins pénible, comment apprendre à repérer un mouchard. Puis il la prenait sur ses genoux et lui chantait des chansons de la Kolyma, de sa belle voix de ténor mingrélien.
Ça, c’était déjà mieux, comme souvenir.
A cinquante ans, il lui paraissait déjà tellement vieux. Il avait toujours été vieux. Sa jeunesse s’était enfuie à la mort de Staline. C’était peut-être pour ça qu’il en parlait tellement. Il avait même accroché un portrait de Staline au mur, tu te rappelles ? Staline et ses grosses moustaches luisantes, comme deux grosses limaces noires. Alors elle ne pouvait quand même pas ramener des copains à la maison, si ? Elle ne pouvait pas leur laisser voir dans quelle porcherie ils vivaient. Deux pièces, elle partageant la seule chambre d’abord avec Sergo puis, quand il avait été trop grand et trop gêné pour la regarder, avec Marna. Marna qui n’était déjà plus qu’un spectre avant même d’être rongée par le cancer, puis qui était devenue quasi transparente avant de se fondre dans le néant.
Elle était morte en 1989, quand Zinaïda avait dix-huit ans. Six mois plus tard, Ils retournaient au cimetière de Troïekourovo pour enterrer Sergo à côté d’elle. Zinaïda ferma les yeux et se rappela papa, ivre, à l’enterrement, sous la pluie, avec deux compagnons d’armes de Sergo et un jeune lieutenant nerveux, encore presque un gosse, qui avait été le supérieur de Sergo et assurait que Sergo était mort pour la Patrie tout en apportant une assistance fraternelle aux forces progressistes de la République populaire de…
… Oh, conneries, qu’est-ce qu’on en avait à foutre ? Le lieutenant s’était éclipsé dès qu’il avait pu décemment le faire, soit au bout d’une dizaine de minutes, et Zinaïda avait ce soir-là pris ses affaires dans l’appartement peuplé de fantômes. Il avait essayé de l’en empêcher et l’avait frappée, suant la vodka par tous les pores, puant plus que jamais le vieux chien après être resté sous la pluie, et elle ne l’avait plus revu. Plus revu jusqu’à ce mardi matin, lorsqu’il s’était présenté sur le seuil de sa porte et l’avait traitée de putain. Mais elle l’avait jeté dehors comme un malpropre, elle l’avait renvoyé avec deux paquets de cigarettes, et maintenant il était mort et elle ne le reverrait vraiment plus jamais.
Elle pencha la tête, remuant les lèvres de sorte qu’on aurait pu croire qu’elle priait, alors qu’en fait elle relisait le message de son père et se parlait toute seule.
« Tu as raison, je n’ai vraiment pas été un bon père. Tout ce que tu as dit est vrai. Alors ne t’imagine pas que je ne le sais pas ! »
Oh papa, c’est vrai. Je t’assure. C’est vrai !
« Mais là, j’ai une chance de me racheter un peu… »
De te racheter ? Tu crois ça ? Quelle blague ! On t’a tué pour ça, et maintenant c’est moi qu’on va tuer.
« Tu te rappelles cet endroit que j’avais quand maman vivait encore ? »
Oui, oui, je m’en souviens.
« Et tu te rappelles ce que je te disais ? Tu m’écoutes, ma fille ? Règle numéro un ? Quelle est la règle numéro un ? »
Elle replia le message et jeta un coup d’œil autour d’elle. C’était stupide.
« Réponds, ma fille ! »
Soumise, elle baissa la tête.
Ne jamais montrer qu’on a peur, papa.
« Encore ! »
Ne jamais montrer qu’on a peur.
« Et la règle numéro deux ? Quelle est la règle numéro deux ? »
On n’a qu’un seul ami en ce monde.
« Et cet ami, c’est ? »
Soi-même.
« Et quoi d’autre ? »
Ça.
« Montre-moi. »
Ça, papa, ça.
Et dans l’obscurité bien cachée du sac, ses doigts entreprirent de dévider son rosaire, maladroitement d’abord, mais retrouvant peu à peu leur dextérité…
Pousser. Enclencher, Faire glisser. Appuyer…
* * *
Elle avait quitté l’église à la fin de la messe et s’était rendue sur la place Rouge d’un pas rapide, beaucoup plus calme maintenant, sachant exactement ce qu’elle devait faire.
L’Occidental avait raison. Elle n’osait pas retourner à son appartement. Elle n’avait pas d’ami assez proche à qui demander de l’héberger. Et dans un hôtel, il lui faudrait signer le registre, alors si Mamantov avait des amis au FSB…
Il ne restait donc plus qu’une solution.
Il était près de dix-huit heures, et les ombres commençaient à s’allonger et à s’épaissir autour du mausolée de Lénine. Mais, de l’autre côté de la place pavée, le GOUM s’illuminait, lui apparaissant comme une rangée de balises jaunes en cette sombre fin d’après-midi d’octobre.
Elle fit ses achats sans traîner, d’abord une robe du soir courte, en soie sauvage noire, puis des bas noirs transparents, des gants noirs, un petit sac noir, une paire de talons aiguille noirs et du maquillage.
Elle régla tout en liquide, en dollars. Elle ne sortait jamais avec moins de mille dollars sur elle. Zinaïda refusait d’utiliser une carte de crédit : cela laissait trop de traces. Et elle se méfiait des banques : de véritables alchimistes du vol, toutes autant qu’elles étaient, qui vous prenaient vos précieux dollars pour les transformer en roubles, qui convertissaient de l’or en métal vulgaire.
Au rayon maquillage, l’une des vendeuses la reconnut — « Salut, Zina ! » —, aussi s’empressa-t-elle de tourner les talons.
Elle retourna au rayon vêtements pour se changer. Elle eut du mal à remonter la fermeture à glissière de sa nouvelle robe — il lui fallut se tordre le bras gauche derrière les reins et pousser son bras droit entre les omoplates pour y arriver — mais, après s’être pincé la peau, elle put reculer d’un pas pour se contempler, la main sur la hanche, le menton relevé, se présentant de profil au miroir.
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