Après cet épisode, craignant d’être surveillés, Michael et Ted Tennenbaum continuèrent à se retrouver mais dans le plus grand secret, dans des endroits improbables, loin d’Orphea, pour ne pas risquer d’être vus ensemble. Ted confia à Michael :
— Impossible de tuer Jeremiah nous-mêmes. Il faut trouver quelqu’un qui ignore tout de lui et le convaincre de le tuer.
— Qui accepterait de faire une chose pareille ?
— Quelqu’un qui a besoin d’un service du même genre. On tuera quelqu’un en retour. Quelqu’un qu’on ne connaît pas non plus. La police ne remontera jamais jusqu’à nous.
— Quelqu’un qui ne nous a rien fait ? demanda Michael.
— Crois-moi, répondit Tennenbaum, je ne propose pas cela de gaîté de cœur, mais je ne vois pas d’autre solution.
Après réflexion, Michael considéra que c’était probablement la seule solution pour sauver Miranda. Il était prêt à tout pour elle.
Le problème était de trouver un partenaire, quelqu’un sans lien avec eux. Comment faire ? Ils ne pouvaient pas passer une petite annonce.
Six semaines s’écoulèrent. Alors qu’ils désespéraient de trouver quelqu’un, à la mi-juin Ted contacta Michael et lui dit :
— Je crois que j’ai trouvé notre homme.
— Qui ça ?
— Il vaut mieux que tu n’en saches rien.
* * *
— Donc vous ignoriez qui était le partenaire trouvé par Tennenbaum ? demanda Derek.
— Oui, répondit Michael. Ted Tennenbaum était l’intermédiaire, le seul à savoir qui étaient les deux exécutants. Ainsi toutes les pistes seraient brouillées. La police ne pouvait pas remonter jusqu’à nous puisque nous ignorions nous-mêmes l’identité de l’autre. À part Tennenbaum, mais il avait du cran. Pour être certain que nous n’ayons aucun contact, Tennenbaum était convenu avec le partenaire d’une méthode d’échange des noms de nos victimes. Il lui avait dit quelque chose du genre : « Il ne faut plus nous parler, plus nous rencontrer. Le 1 erjuillet, vous irez à la librairie. Il y a une pièce où personne ne va, avec des livres des écrivains locaux. Choisissez-en un, et écrivez le nom de la personne dedans. Pas directement. Entourez des mots dont la première lettre correspond à une lettre de son prénom et de son nom. Ensuite, cornez le livre. Ce sera le signal. »
— Et vous avez inscrit le nom de Jeremiah Fold, intervint Anna.
— Exactement, dans la pièce de Kirk Harvey. Notre partenaire avait, lui, choisi un livre sur le festival de théâtre. Il y avait inscrit le nom de Meghan Padalin. La gentille libraire. C’était donc elle que nous devions tuer. Nous nous mîmes à observer ses habitudes. Elle allait courir tous les jours jusqu’au parc de Penfield Crescent. Nous pensions l'écraser en voiture. Restait à savoir quand le faire. Notre partenaire eut visiblement la même idée que nous : le 16 juillet Jeremiah mourait dans un accident de la route. Mais on avait frôlé le désastre : il avait agonisé, il aurait pu être sauvé. C’était le genre d’écueil que nous devions éviter. Ted et moi étions tous les deux de bons tireurs. Pour ma part, mon père m’avait entraîné à la carabine dès mon plus jeune âge. Il me disait que j’avais un vrai talent. Nous décidâmes donc de tuer Meghan par balles. C’était plus sûr.
* * *
20 juillet 1994
Ted retrouva Michael sur un parking désert.
— On doit le faire, mon vieux. On doit tuer cette fille.
— Est-ce qu’on ne pourrait pas laisser tomber ? grimaça Michael. On a eu ce qu’on voulait.
— Je voudrais bien, mais il faut aller jusqu’au bout du pacte. Si notre partenaire pense qu’on s’est foutus de lui, il pourrait s’en prendre à nous. J’ai entendu Meghan à la librairie. Elle n’ira pas à l’inauguration du festival. Elle ira faire son jogging comme tous les soirs et le quartier sera désert. C’est une occasion en or.
— Alors ce sera le soir de l’inauguration, murmura Michael.
— Oui, dit Tennenbaum en lui glissant discrètement dans la main un Beretta. Tiens, prends ça. Le numéro de série est limé. Personne ne pourra remonter jusqu’à toi.
— Pourquoi moi ? Pourquoi tu ne le ferais pas toi ?
— Parce que je connais l’identité de l’autre type. Il faut que ce soit toi, c’est le seul moyen de brouiller toutes les pistes. Même si la police t’interroge, tu seras incapable de leur dire quoi que ce soit. Crois-moi, le plan est parfait. Et puis, tu m’as dit que tu étais un très bon tireur, non ? Il suffit de tuer cette fille et on sera libres de tout. Enfin.
* * *
— Donc le 30 juillet 1994, vous êtes passé à l’action, dit Derek.
— Oui. Tennenbaum m’a dit qu’il m’accompagnerait et m’a demandé de venir le chercher au Grand Théâtre. Il était le pompier de service ce soir-là. Il avait garé sa camionnette devant l’entrée des artistes pour que tout le monde la remarque et que cela lui serve d’alibi. Nous avons rejoint ensemble le quartier de Penfield. Tout était désert. Meghan était déjà dans le parc. Je me souviens avoir regardé l’heure : 19 heures 10. 30 juillet 1994, 19 heures 10 , j’allais ôter la vie à un être humain. J’ai pris une grande inspiration, puis je me suis précipité comme un fou sur Meghan. Elle n’a pas compris ce qui lui arrivait. J’ai tiré deux coups. Je l’ai manquée. Elle s’est enfuie vers la maison du maire. Je me suis mis en position, j’ai attendu qu’elle soit bien dans le viseur et j’ai tiré encore. Elle s’est écroulée. Je me suis approché et je lui ai tiré dans la tête. Pour être certain qu’elle était morte. Je me suis senti presque soulagé. C’était irréel. À cet instant, j’ai vu le fils du maire qui me regardait, derrière le rideau du salon. Que faisait-il là ? Pourquoi n’était-il pas au Grand Théâtre avec ses parents ? Tout s’est passé en une fraction de seconde. Je n’ai pas réfléchi. J’ai couru jusqu’à la maison, en état de panique totale. L’adrénaline décuplant mes forces, j’ai défoncé la porte d’un coup de pied. Je me suis retrouvé face à la femme du maire, Leslie, qui préparait une valise. Le coup est parti tout seul. Elle s’est effondrée. Puis j’ai visé le fils qui courait se cacher. J’ai tiré plusieurs fois, et sur la mère encore, pour être sûr qu’ils étaient morts. Puis, j’ai entendu du bruit dans la cuisine. C’était le maire Gordon qui essayait de fuir par-derrière. Que devais-je faire à part l’abattre lui aussi ? Quand je suis ressorti, Ted s’était enfui. Je suis allé au Grand Théâtre pour me mêler à la première du festival et être vu. J’ai gardé l’arme sur moi, je ne savais où ni comment m’en débarrasser.
Il y eut un instant de silence.
— Et ensuite ? demanda Derek. Que s’est-il passé ?
— Je n’ai plus eu aucun contact avec Ted. Selon la police, c’était le maire qui était visé, Meghan n’était qu’une victime collatérale. L’enquête partait dans une autre direction. Nous étions à l’abri. Il n’y avait aucun moyen de remonter jusqu’à nous.
— Si ce n’est que Charlotte avait emprunté sans lui demander la camionnette de Ted pour aller voir le maire Gordon, juste avant que vous n’arriviez.
— Nous avons dû la rater de peu et arriver juste après elle. Ce n’est que lorsqu’un témoin eut reconnu le véhicule devant le Café Athéna que tout a dégénéré. Ted s’est mis à paniquer. Il m’a recontacté. Il m’a dit : « Pourquoi as-tu tué tous ces gens ? » Je lui ai répondu : « Parce qu’ils m’avaient vu. » Et là Ted m’a dit : « Le maire Gordon était notre partenaire ! C’est lui qui a tué Jeremiah ! C’est lui qui voulait qu’on tue Meghan ! Ni lui ni sa famille n’auraient jamais parlé ! » Ted m’a raconté alors comment, à la mi-juin, le maire était devenu son allié.
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